Seuls quinze des quarante livres que comptait la Bibliothèque historique de Diodore sont intégralement conservés : les vingt-cinq autres sont aujourd’hui perdus et ne nous sont connus que par le biais de « fragments » (il s’agit des livres VI-X et XXI-XL). La Collection des Universités de France prévoit d’affecter un tome à chaque livre conservé (les deux tiers de ces quinze premiers tomes sont d’ores et déjà publiés et il ne manque plus désormais que les livres IV, V, XIII, XVI et XX). Mais elle accorde également leur place aux livres « fragmentaires », qui font l’objet de tomes additionnels : après les fragments des livres XXI à XXVI édités par Paul Goukowsky en 2006 (tome II des Fragments), Aude Cohen-Skalli publie aujourd’hui ceux des livres VI à X (tome I des Fragments).
Ce groupe de cinq livres n’avait pas de cohérence interne dans l’œuvre d’origine, d’autant qu’il y avait une forte césure à la fin du premier : le livre VI fermait en effet la séquence des volumes dédiés aux temps mythiques, dont les trois premiers portaient sur le monde barbare, les trois suivants sur le monde grec. Le livre VII quittait l’époque mythique pour inaugurer la période historique telle que la voyait Diodore, allant, semble-t-il, de la guerre de Troie aux premiers Jeux Olympiques en passant par les Nostoi et le retour des Héraclides. Le livre VIII portait sur l’époque archaïque (VIII e -VII e siècles) : les fragments, à caractère anecdotique, touchent notamment les guerres de Messénie, des fondations coloniales d’Occident ou encore les origines de Rome. Le livre IX concernait le vi e siècle, peut-être de Solon à Pisistrate, tout en incluant nombre d’épisodes à caractère légendaire (fragments sur Crésus, Cyrus, les Sept Sages). Le livre X, enfin, couvrait une période allant à peu près de 525 à 481 : ses fragments concernent principalement Pythagore et le pythagorisme, d’une part, l’expansion perse et les conflits entre Grecs et Perses, d’autre part.
Les fragments de ces cinq livres pouvaient être lus auparavant dans l’édition de Vogel (Teubner, 1890) ou dans des traductions en langues modernes, dont la plus répandue était celle, anglaise, de Oldfather (Loeb Classical Library). Le volume qui nous est ici proposé ne se limite cependant ni à une édition ni à une traduction. Il commence par une notice d’une centaine de pages, qui présente l’histoire du texte et des éditions, avant d’aborder des questions d’historiographie. Chacun des cinq livres de la pentade est ensuite précédé de sa propre notice, qui commente successivement le classement et le contenu des fragments afférents, voire les sources possibles de l’auteur. Comme il est d’usage s’agissant de fragments trouvés chez des auteurs multiples, le texte édité repose tantôt sur un nouvel examen des manuscrits tantôt sur une édition récente. Les fragments font l’objet d’un nouveau classement et, partant, d’une nouvelle numérotation (justifiée aux p. LXXI-LXXIII ; concordance p. CIX-CXII). Le texte de chaque fragment est directement suivi de l’apparat critique quand il y a lieu. La traduction française est très abondamment commentée par des notes réparties, selon l’usage de la collection et en fonction de la place disponible, en bas de la page de traduction et dans la dernière partie du volume (« Notes complémentaires », p. 217-404, soit près de 200 pages en petits caractères). L’index fontium indique les auteurs qui fournissent la tradition indirecte. Il est suivi d’un index des noms de lieux et de peuples, puis d’un index des noms propres.
Le travail effectué est, sur le fond, de grande qualité. Aude Cohen-Skalli tient compte des difficultés propres à l’édition et à l’interprétation d’une tradition fragmentaire, sa traduction est élégante et précise, son commentaire bien documenté. Ces mérites cumulés font que l’on regrette vivement d’avoir à émettre quelques réserves sur le résultat tel qu’il est présenté au lecteur.
Si l’on s’inquiète d’abord de lire trois fois en dix lignes qu’un fragment est la partie d’un tout (p. XII), la notice distingue ensuite à juste titre plusieurs types de fragments, ceux qui résultent d’accidents physiques, ceux qui sont extraits et sélectionnés pour faire partie d’une anthologie et ceux qui sont le fruit d’un processus de citation, catégorie qui, comme le signale l’auteur, « est loin d’être elle-même homogène » (p. XIII). Elle reprend ensuite de manière opératoire la distinction entre ces deux dernières catégories : d’un côté, les extraits constantiniens, de l’autre, les citations d’écrivains et scholiastes (p. XXIV sqq.). Les Excerpta constantiniens étant notre source d’information principale sur les livres perdus de Diodore, l’auteur rappelle de manière opportune les buts et méthodes des compilateurs byzantins, précisant que les extraits sont cités dans l’ordre de l’original, que les retouches ou compléments affectent les « raccords » et que le corps du texte est pour ainsi dire une citation littérale, ce qui fait de ces extraits des témoins particulièrement précieux, quoique sélectionnés en fonction de critères moraux. Les autres auteurs de la tradition indirecte sont présentés à la suite et, dans les notes de commentaire aux fragments eux-mêmes, Aude Cohen-Skalli tient le plus grand compte des conditions de la transmission textuelle et de leurs conséquences pour l’interprétation.
La notice proprement dite est suivie d’un développement sur des « questions d’historiographie ». Ces pages portent sur les principes d’organisation chronologique, les synchronismes et renvois internes, la distribution de la matière kata genos, bref les questions et débats récurrents sur l’articulation de l’organisation chronologique et de l’organisation spatiale ou thématique du récit de Diodore. L’auteur s’interroge ensuite sur les raisons de la place minime faite dans les fragments à la question des origines de Rome, en un long développement qui conclut à un « point de vue quelque peu décalé (sic) eu égard à l’importance réelle de la cité dans l’Histoire ». Le lecteur ne sera pas nécessairement convaincu de l’intérêt de ces réflexions dans ce cadre précis. Ces questions ne concernent pas seulement les livres VI à X et l’enchaînement des considérations présentées paraît un peu confus. Peut-être ces pages auraient-elles gagné à être résumées, voire à prendre place ailleurs. On s’étonne qu’à l’inverse la notice omette de préciser clairement et rapidement au lecteur novice quel était le contenu présumé des livres VI à X et quel est celui des fragments ; de telles précisions ne viennent véritablement que dans la notice consacrée à chaque livre.
Le choix de disposer les fragments parallèles en colonnes présente certes l’avantage de mettre en évidence analogies et différences, mais conduit à ne faire figurer que trois-quatre mots par ligne et à couper de nombreux vocables tant dans la référence que dans le texte grec et dans l’apparat (voir, par exemple, p. 32-33). Il est vrai que, pour la mise en page des fragments, toute solution a ses inconvénients. Mais, dans le cas présent, la traduction n’étant pas disposée en colonnes, A. Cohen-Skalli ne traduit que l’une des colonnes, ce qui conduit parfois à une situation étrange, comme pour le Fr. 9/9bis du livre VI (p. 32-33), où seul est traduit le Fr. 9 bis (non sans l’omission, il est vrai mineure, du οὗτος initial), alors que le Fr. 9 est le seul des deux qui se réfère à Diodore et que le Fr. 9bis, de l’aveu même de l’éditrice, présente des ajouts de scholiaste (n. 52). Ce choix est d’autant plus surprenant que le Fr. 9 est l’un de ces extraits constantiniens dont l’éditrice a expliqué à juste titre dans sa notice la fiabilité générale dans la reproduction littérale du corps du fragment. De même, l’apparat critique est parfois disposé de manière peu commode, comme en p. 29, dont il remplit les 19 premières lignes alors qu’il se rapporte au texte de la page précédente, cependant que sur la page 29 de gauche figure en regard et à la même hauteur la traduction du fragment suivant.
En dehors de ces questions de présentation, un autre facteur nuit à la lisibilité de cet ouvrage et à sa perfection. Il s’agit de son manque de concision, des redites qu’on y observe fréquemment et de l’excès d’informations superflues. Les notes, celles de la notice comme celles qui se rapportent aux fragments, sont très longues et, me semble-t-il, trop chargées. Le commentaire est certes riche, savant et presque toujours convaincant (ce qui n’est pas rien), mais on s’interroge sur les choix faits par l’auteur et plus souvent encore sur ceux qu’elle n’a pas faits. Il arrive que, dans les notices, une note redise ce que précise déjà le corps du texte (p. 83/n. 25 ou p. 127/n. 17, par ex.) ou qu’un renvoi soit redondant (la n. 14 p. 42 renvoie à la notice introductive, mais reproduit des références bibliographiques qui figurent déjà dans cette notice). Certaines notes de commentaire sont également superflues, parce qu’essentiellement redondantes (ainsi, dans la n. 89 de la p. 309, pourquoi répéter la traduction proposée et la citer aussi en italien ? Est-il bien utile de citer ensuite telle autre traduction erronée ?). De longues citations d’auteurs modernes seraient avantageusement remplacées par un résumé succinct de leurs arguments (voir, par ex., la n. 17 de la p. 52, qui consiste pour l’essentiel à reproduire sur une demi-page l’argumentation d’un article, dont le détail n’est, du reste, pas nécessaire au commentaire du passage en question). On admettra qu’il n’est pas toujours facile de juger de l’utilité d’une note, mais on s’interroge sur la cohérence d’un texte qui, d’un côté, recourt volontiers au jargon (crossreferences, logos, Quelle, Lokalpatriotismus, nombreux termes en grec…), s’adressant ainsi délibérément aux spécialistes, et qui, d’un autre côté, accompagne souvent la référence à un texte connu de sa citation en grec et de sa traduction en français, le tout accompagné d’une paraphrase (par ex., n. 77 p. 387, qui pourrait être facilement allégée ; n. 110 p. 399, etc.). De même, est-il bien nécessaire d’indiquer une bibliographie sur les guerres médiques en général (p. 181), alors même que les fragments du livre considéré (X) en disent si peu ? Enfin, dans une collection appelée à faire référence sur la longue durée et au-delà de la France, bien des détails auraient pu être éliminés sans grand dommage (on peut s’interroger, par exemple, sur l’intérêt qu’il y a à signaler des projets d’ANR ou d’UMR ou sur la pérennité d’URL renvoyant à des sites internet : p. VIII, XII…).
Certaines de ces imperfections sont sans doute inévitables dans un travail d’une telle ampleur, mais leur nombre a de quoi étonner. Si l’on se réjouit qu’une thèse soutenue le 30 novembre 2009 ait donné lieu à une publication dès le printemps 2012, on peut se demander s’il n’aurait pas fallu un peu plus de temps et de recul pour ajuster le propos.
S’il m’est enfin permis de terminer sur une note malicieuse, je signalerai la présence dans la notice de fragments insoupçonnés. Je n’en citerai que deux exemples. Plusieurs lignes consacrées aux principes d’édition sont curieusement la reprise quasi littérale de phrases de l’introduction de l’édition de Ctésias dans la CUF (p. LXV : « Il ressort de cette collation que les éditions de Büttner-Wobst, de de Boor et de Boissevain sont très fiables pour ce qui est de reproduire les manuscrits, mais elles conservent parfois quelques leçons douteuses et ont tendance à surcharger l’apparat en relevant scrupuleusement toutes les fautes d’accentuation et d’orthographe », à comparer à Ctésias, p. CXCV). Cette reproduction mot pour mot est d’autant plus étrange que le constat est donné pour le fruit d’un examen personnel de la part de l’auteur. De même, pour la p. LXVI : « étudier la tradition manuscrite de chacun des auteurs (…) dépasse les compétences d’une seule personne bien des fois, l’existence d’éditions critiques de qualité rendait d’ailleurs cette tâche superflue. J’ai donc utilisé les meilleures éditions critiques disponibles à ce jour (…) elles ont servi de base au travail (…) je me suis réservé la liberté d’adopter des variantes quand elles semblaient plus satisfaisantes », à comparer avec Ctésias, p. CXCI-CXCII. Si cette dernière édition (dont il ne m’appartient pas de préciser l’apport) a contribué à inspirer la méthode de l’auteur, on s’étonne qu’il n’en soit jamais fait état, alors même que les notes et références sont, on l’a vu, pléthoriques.
Malgré ces quelques réserves, il convient de redire en conclusion que cette édition est un travail de qualité, tant sur le plan de la documentation que de l’analyse et de l’expression, généralement riche et précise. La traduction et les notes de commentaire rendront certainement de grands services et ce volume sans précédent fera sans aucun doute référence.
Dominique Lenfant