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Cet ouvrage rassemble une série de contributions portant principalement sur les dettes dans l’Antiquité grecque et romaine. Il trouve son origine dans une journée d’étude qui s’est tenue le 12 décembre 2018 dans le cadre du séminaire « Constitutions mixtes » de l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne, et dans des échanges qui s’en sont suivis. Par conséquent, ce contexte conduit à questionner le rôle des dettes, et surtout celui des crises des dettes, dans certaines crises politiques et de manière plus générale dans la définition du gouvernement idéal et dans le fonctionnement de la cité.

Dès l’introduction, S. Kefallonitis, qui dirige cette publication, rappelle que la dette est un phénomène à la fois économique et social, et qu’elle comprend donc également une dimension politique puisqu’elle interfère dans les rapports entre les membres des communautés humaines telles que les cités. Elle fait ensuite un rappel historiographique, pour souligner notamment l’inscription de la dette dans la problématique du don/contre-don. Elle rappelle que la dette implique un rapport de domination, avec pour corollaire l’obligation à la fois légale et morale qui pèse sur le débiteur. La dette a ainsi un rapport étroit avec la question des inégalités de richesse et de la justification des rapports de force entre membres d’une communauté ou d’une communauté sur une autre. C’est pourquoi, historiquement, la question des dettes a surtout été envisagée sous la forme des demandes d’annulation des dettes. L’autrice définit trois types de dettes, le prêt sans intérêt, le prêt avec intérêt, impliquant donc selon elle un rapport de force, et enfin le prêt conçu pour ne pas être remboursé, c’est-à-dire pour construire un rapport de domination.

Les contributions ont été réparties en quatre parties. La première porte sur « Dette et communauté ». Un premier article de D. Battesti (Université Bourgogne Franche-Comté) étudie un accord tripartite datant de 409-408, mentionné par Xénophon, conclu afin de régler une dette due par les Chalcédoniens aux Athéniens, par l’intermédiaire du satrape perse Pharnabaze. Cet accord doit être étudié dans le cadre de la politique mise en place par les Athéniens à partir de 413 pour améliorer leurs rentrées fiscales dans le contexte de la guerre. L’auteur estime que cet accord impliquait le rétablissement exceptionnel du tribut (phoros), pourtant abandonné par les Athéniens en 413. Le règlement de leur dette par les Chalcédoniens prenait ainsi place dans une politique plus vaste de la part des Athéniens visant à rétablir leur influence sur une partie du monde grec.

Le second article, de M. Durnerin (ENS Lyon), analyse le rôle du paiement de la solde aux mercenaires dans la construction de formes de solidarité entre eux et donc d’une communauté d’intérêt, essentiellement à partir de l’œuvre de Xénophon. La solde due par leur employeur est donc conçue ici comme une dette, les mercenaires agissant ensemble pour en obtenir le paiement.

La seconde partie, intitulée « Dette et clan », comprend deux articles d’histoire romaine. Le premier, de Nicolas Meunier (Université catholique de Louvain), reprend l’étude du rôle des dettes dans la première sécession de la plèbe en 495-493, en partant de la question des nexi. Selon l’auteur, seul le fait que les débiteurs aient été majoritaires dans la plèbe peut expliquer non seulement l’ampleur de la révolte des plébéiens mais également qu’une fois enrôlés dans l’armée, les débiteurs permirent à l’armée romaine d’être victorieuse. Il en déduit l’hypothèse que les nexi n’étaient pas des débiteurs réduits en esclavage dans un contexte d’aggravation conjoncturelle des dettes, comme une certaine historiographie l’a affirmé, mais un statut social pérenne : il s’agissait de dépendants travaillant au service des clans patriciens qui constituaient l’armature sociale et politique de Rome au début de la République. À cette époque, certains aristocrates auraient voulu libérer les nexi, ou au moins certains d’entre eux, de cette dépendance gentilice dans le but de construire une armée civique. Les sécessions de la plèbe, et plus généralement le conflit patricio-plébéien sur la question des dettes, seraient les traces du conflit entre les clans aristocratiques qui voulaient maintenir le nexum et d’autres aristocrates qui privilégiaient une logique civique. Ce conflit aurait pris fin en 326 avec l’abolition du nexum et l’émancipation définitive des plébéiens de toute tutelle clanique. Dans la dernière partie, l’auteur veut montrer que cette attaque contre les clans aristocratiques a concerné à cette époque l’ensemble de la fédération des Latins et non la seule ville de Rome. Cet article apporte donc une réponse très – trop ?- cohérente aux difficultés que posent depuis longtemps le statut et le rôle des nexi. On peut néanmoins regretter qu’après l’avoir rapidement évoqué (p. 91), l’auteur ne tienne finalement pas, ou très peu, compte du fait que toutes les sources sur ces événements sont tardives et qu’elles relèvent de constructions antiquaires et annalistiques dont les enjeux se trouvaient à l’époque même de leur écriture, donc à la fin de la République. À titre d’exemple, que sait-on réellement de ce qu’on appelle la première sécession de la plèbe (p. 92-93) ?

Le second article d’histoire romaine, de Virginie Hollard (Université Lumière Lyon 2), présente une synthèse sur la corruption électorale grandissante à la fin de la République romaine et sur l’endettement massif d’une partie de la classe dirigeante pour faire face à cette nécessité politique. La dernière partie de l’article porte sur la fin de la corruption électorale et la limitation des dépenses de l’aristocratie dans ce domaine sous Auguste.

Dans la troisième partie, intitulée « Dette et constitutions », trois articles analysent le rôle des dettes dans les évolutions et les changements de constitution, le premier chez Platon, le second chez Aristote, le troisième chez Polybe. P. Ponchon (Université Clermont‑Auvergne) montre l’opinion négative de Platon sur les dettes, analysées comme des signes d’une conception pernicieuse de la richesse, d’un esprit de cupidité relevant d’un dérèglement politique et moral dans les relations entre les citoyens. Dans les Lois, comme dans la République, l’abolition des dettes apparaît même comme un préalable à la purification de la cité de l’appât du gain et à la création d’une constitution fondée sur une égalité réelle entre les citoyens. Dans la République, Platon fait de la dette et du système de prêt la caractéristique d’un régime politique en particulier, l’oligarchie, régime caractérisé par une division structurelle de la cité entre très riches et très pauvres. L’interdiction des dettes est ainsi perçue comme un préalable nécessaire pour éradiquer la stasis, une condition de stabilité et donc de longévité de la cité.

E. Caire (Aix-Marseille Université), dans le second article de cette 3e partie, s’intéresse à l’analyse par Aristote de l’abolition des dettes promulguée par Solon à la fin du VIe s. Cette abolition a constitué un des moyens par lesquels Solon a transformé le régime oligarchique en régime démocratique. Si Aristote s’est intéressé à cette abolition des dettes par Solon, c’est également parce que cette abolition constituait, à son époque, une revendication d’une partie du dèmos et une cause de troubles sociaux et politiques. Les dettes lui apparaissaient ainsi comme un danger majeur pour la stabilité de la cité. Solon établit donc un bon régime, en élaborant une constitution mixte, à la fois oligarchique et démocratique, et en abolissant les dettes afin de garantir la liberté des pauvres et de limiter la domination politique des riches.

Enfin, M.-R. Guelfucci (Université Bourgogne Franche-Comté) s’intéresse à la question des dettes chez Polybe. Pour ce dernier, les dettes sont un phénomène qui peut être positif dans la mesure où elles peuvent resserrer les liens entre les citoyens. Mais dans certaines situations, les dettes peuvent être la cause de conflits entre citoyens et d’instabilité de la cité. Il y a chez Polybe d’abord des dettes de reconnaissances (illustrées ici par les exemples de ce que les Grecs doivent à Byzance selon Polybe et des rois qui ne jouent pas leur rôle d’évergètes). Chez Polybe, le don, et donc l’évergétisme, permettent aux rois de créer une dette, et donc de construire des liens de dépendance vis-à-vis des Grecs. Cette fonction de la dette est illustrée chez les Romains par le cas de la dette réglée par Scipion Émilien à ses parentes en 161-160. La dernière partie de cet article concerne les dettes publiques et les difficultés que rencontrèrent Rome et Carthage à les rembourser à partir de la seconde guerre punique. Cet article traite donc d’un grand nombre de sujets, sans qu’on perçoive toujours le fil logique qui les relie.

La dernière partie, intitulée « Dette et démocratie », se compose de deux articles d’histoire économique contemporaine, écrits par les deux mêmes auteurs, Frédéric Farah (Université Paris I) et Jérôme Maucourant (Université Jean Monnet Saint-Étienne), qui portent sur la « défense de la richesse ». Cette expression, dans ces deux articles, désigne les politiques mises en place, au cours des 20 dernières années, à propos de la gestion des dettes. Le premier article est une analyse globale de cette période, centrée sur la situation dans la zone euro, le second illustre les conclusions du premier article à travers les exemples de la Grèce et du Liban. Dans ces articles, les auteurs entreprennent de montrer que la gestion de la dette, et notamment la gestion des crises des dettes pendant cette période, s’est faite systématiquement au détriment des dépenses sociales et donc de la majorité de la population, et au bénéfice d’une minorité de possédants.

À la fin de chaque article se trouve sa bibliographie. L’ouvrage se termine par les résumés des articles en français et en anglais, et sur des indices (noms de personnes et de personnages, noms de lieux et de peuples, matières).

Il y a une forme de disparité dans les articles de cet ouvrage, certains étant davantage des mises au point historiographiques que de véritables articles de recherche. Bien que les démarches adoptées par les différents auteurs soient souvent intéressantes, on peut estimer qu’il y a un problème de définition, que l’on perçoit d’ailleurs dès l’introduction. La question que pose finalement cette introduction et certains articles est de savoir ce qu’il faut entendre par le terme de dette. Faut-il prendre en compte toutes les formes d’obligations mutuelles, ou seulement les obligations financières découlant d’un prêt d’argent ? Si l’on privilégie le premier périmètre, on admettra en effet que la solde des mercenaires (Durnerin), ou la reconnaissance due à une cité par d’autres cités ou l’évergétisme des rois dans le monde grec (Guelfucci) font partie des dettes. Mais l’on peut également estimer que ce choix d’une définition aussi large conduit à un certain affaiblissement des problématiques visant à analyser les dettes. Certes, les dettes constituent un phénomène à la fois économique, social et politique, comme le montrent d’ailleurs plusieurs des articles de ce volume. Néanmoins, si l’on considère que toute relation d’obligation relève d’une dette, on doit alors prendre en compte quasiment tout le spectre des relations sociales, ce qui rend assez inopérant le recours à cette notion.

 

Philippe Akar Anhima – UMR 8210

Publié dans le fascicule 1 tome 126, 2024, p. 289-292.