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La monographie de S. David-Guignard est issue d’une thèse de doctorat intitulée L’idée de Thèbes dans la tragédie grecque, inscrite sous la direction du Pr. M. Woronoff et soutenue à Besançon en 2001. Quinze ans après sa soutenance, l’auteur explique dans un bref avant-propos (p. 13-14) l’avoir remise sur le métier en tenant compte des publications parues entre-temps sur le sujet. Le dessein de l’ouvrage, clairement énoncé dans l’introduction générale (p. 15-21), est « d’analyser la complexité de ‘l’idée de Thèbes’ qui se dégage des Tragiques athéniens » (p. 19), c’est-à-dire de « discerner, dans la Thèbes tragique, la part de la Thèbes réelle et celle de la Thèbes culturelle ou littéraire » (ibid.). Dès l’introduction, S. David-Guignard met l’accent sur le paradoxe que, quoique rivale d’Athènes, Thèbes n’est pourtant pas toujours montrée par les poètes comme radicalement étrangère à leur cité ; elle leur sert de « double miroir : miroir inverse d’Athènes, mais aussi miroir véridique dans lequel Athènes reconnaît ses démons et ses tentations » (p. 21).

La première partie (p. 23-157) est consacrée aux mythes des origines, l’auteur traitant de la fondation de la cité par Cadmos, de sa fortification par Amphion et Zéthos et de l’expédition des Sept, en combinant approche historique, mythologique et dramatique. Dans le premier chapitre (p. 24-61), qui confronte mythe et histoire, S. David-Guignard commence par souligner la spécificité que constitue l’enregistrement dans le mythe de la fondation en deux temps de la cité – d’abord sa naissance, puis la construction de ses murs : c’est ce second acte qui établit proprement la cité, comme le suggère l’emploi du verbe κτίζω dans l’Odyssée (XI, 264), auquel l’auteur consacre une ample note lexicale (n. 12, p. 29). À ces deux moments sont apparemment associés deux toponymes, Καδμεία, dérivé de Cadmos, et Θῆβαι/Θήβη, rattaché à Zéthos par sa femme Thèbè. Comparant ici les données du mythe à celles de l’archéologie, l’auteur rappelle cependant que les fortifications thébaines dont on a retrouvé trace sont celles de la Cadmée, non celles d’une cité plus vaste dont la Cadmée aurait été la citadelle : partant, la fortification de Thèbes par Amphion et Zéthos que connaît le mythe coïncide dans les faits avec celle de la Cadmée, pourtant étymologiquement rattachée à Cadmos. S. David-Guignard fait ensuite état des fouilles conduites à Thèbes, qui ont abouti à mettre au jour l’existence de cinq portes – seul le côté occidental de la citadelle n’a pas livré de vestiges du fait de sa nature escarpée : la Thèbes aux sept portes n’est donc pas une fiction de poète. Puis, le raisonnement se déplace sur le plan de l’analyse mythologique (p. 61-71), l’auteur revenant aux mythes des origines pour en dégager les motifs fondamentaux, parmi lesquels elle retient principalement la naissance autochtone des Spartes et la figure des jumeaux, Amphion et Zéthos – Étéocle et Polynice étant à l’intersection de l’autochtonie, comme fruits d’une union qui refuse l’altérité, et de la (quasi-)gémellité. Ces motifs de l’autochtonie et des deux frères sont examinés dans le détail des textes dramatiques par les chapitres suivants (p. 71-108 ; p. 108-157, respectivement), c’est-à-dire dans les Sept contre Thèbes d’Eschyle, Antigone et les deux Œdipe de Sophocle et les Phéniciennes d’Euripide. D’abord, on retiendra, chez Eschyle et Sophocle, la resémantisation de la métaphore des semailles et des labours, qui désigne la fécondation du ventre de Jocaste et renvoie en même temps aux origines autochtones de la cité. Chez Euripide, on relèvera, dans la teichoscopie ou le récit des Phéniciennes, un foisonnement de créatures chthoniennes, ainsi que l’inscription du sacrifice de Ménécée dans la légende des Spartes. S’agissant du motif du double, S. David-Guignard explique bien la dialectique de l’autre et du même qui parcourt les Sept contre Thèbes, entre la caractérisation de l’ennemi argien comme foncièrement étranger et la découverte par Étéocle que l’adversaire se confond avec soi – ce Polynice dont le nom même, πολυνεικής, finit par s’appliquer pareillement aux deux frères. Aux deux frères, l’auteur rappelle que Sophocle a fait le choix original de donner deux sœurs, dont la division, dans l’Antigone, et l’union, dans l’Œdipe à Colone, répondent comme un écho ou une compensation à la querelle d’Étéocle et Polynice. Dans les Phéniciennes, enfin, S. David-Guignard met en lumière les innovations d’Euripide par rapport à Eschyle, la survie de Jocaste, la caractérisation négative d’Étéocle et surtout l’effacement du caractère sacré de la lutte fratricide derrière la sophistique contemporaine.

La deuxième partie (p. 159-250) traite de la représentation de l’espace thébain, ville, plaine et montagne, et se propose de montrer quelle fonction symbolique les poètes prêtent aux réalités géographiques. L’enquête commence par le plan lexical, avec les noms propres désignant la cité chez les Tragiques (p. 160-167) : on en retiendra notamment qu’Eschyle est le seul des trois poètes qui évite constamment Θῆβαι, Θήβη, Θηβαῖος et leur préfère les désignations rattachant la cité à Cadmos, afin d’inscrire la querelle des deux frères sur le fond plus ancien du mythe, chargé d’emblée, avec les Spartes, d’une violence autodestructrice. Puis, S. David-Guignard passe en revue les épithètes traditionnelles de Thèbes et de ses habitants (p. 167-178), qui évoquent les sept portes (ἑπτάπυλος), les chars et chevaux (πολυάρματος, εὐάρματος, φιλάρματος, εὔιππος) et les boucliers (φερεσσακής, ἀσπιδηφόρος). Elle aborde ensuite le paysage naturel de Thèbes (p. 179-201), où se signalent notamment le Cithéron, lieu sauvage propice à l’inversion (l’exposition du nouveau-né et sa préservation inattendue, la société anticivique des bacchantes), et les fleuves Dircé et Isménos, dont la gémellité semble faire écho, dans les Phéniciennes (v. 825), à celle d’Amphion et Zéthos. Ici, S. David-Guignard ouvre d’intéressants développements sur la religion thébaine – les mystérieux rites au tombeau de Dircé, possiblement transposés par Sophocle dans l’Œdipe à Colone ; le culte d’Apollon Isménios –, mais qui auraient peut-être gagné à figurer dans un chapitre spécialement dédié aux questions religieuses. Toute la fin de la deuxième partie s’occupe du paysage urbain de Thèbes chez les Tragiques (p. 201‑249), c’est‑à‑dire de la Cadmée, les poètes ignorant totalement la ville basse – pourtant occupée dès l’époque mycénienne. Ainsi qu’il apparaît dès l’Iliade, l’enceinte de Thèbes revêt un caractère sacré (ἱερὰ πρὸς τείχεα Θήβης, IV, 378), élevée comme elle le fut par ce double d’Apollon qu’est Amphion, à qui l’on attribue aussi l’invention de la lyre à sept cordes. Observant que l’ordre de présentation des portes dans les Sept contre Thèbes ne correspond pas à la forme circulaire des lieux mêmes (n. 321, p. 212), S. David-Guignard s’attache à en dégager la valeur symbolique et propose une analyse détaillée de la logomachie des boucliers (p. 213-241), où l’arrière-plan mythique de chaque porte est dûment retracé, mais ne paraît pas toujours exploité par Eschyle : par exemple, la porte Proïtide est rapprochée des légendes entourant Proïtos – sa querelle avec son frère Acrisios pour la royauté sur Argos, lors de laquelle fut inventée l’ἀσπίς ronde ; la fondation par Proïtos de Tirynthe, dont les murs furent bâtis par les Cyclopes ; la folie des Proïtides, analogue en certains points avec celle des bacchantes – mais rien dans le texte d’Eschyle ne vient, même fugacement, éveiller le souvenir de ces épisodes. De manière générale, il ne semble pas que le poète tire beaucoup de la toponymie dans cette scène pourtant si chargée de symboles, sinon lorsqu’il place Amphiaraos à la porte Homoloïde ou laisse sans nom la fatale septième porte. Brève est ensuite la comparaison avec Euripide (p. 241-248), qui, dans les Phéniciennes, change ostentatoirement le nom de certaines portes, la répartition des chefs et la description des épisèmes, sans pourtant que la raison de ces changements apparaisse clairement. Aussi bien S. David‑Guignard conclut-elle, dans le sillage de B. Morin[1], à la méfiance d’Euripide à l’égard du langage, dont on retrouve la trace ailleurs dans cette pièce : on est loin, en effet, de la parole performative par laquelle, chez Eschyle, Étéocle élucidait et annulait le danger des épisèmes ennemis. Une piste de recherche aurait pu consister à comparer les passages des Phéniciennes à d’autres célèbres ekphraseis euripidéennes[2], remplies elles aussi de figures menaçantes – les armes d’Achille dans l’Électre, le temple d’Apollon et la tente brodée dans l’Ion – mais l’ampleur de ce travail excédait sans doute les limites de la présente étude.

La dernière partie (p. 251-386) examine les rapports entre la Thèbes tragique et l’Athènes contemporaine et commence par un rappel historique des relations entre les deux cités au ve siècle (p. 253-264) : les pages sur la guerre du Péloponnèse sont les plus développées, notamment celles sur la bataille de Délion, événement auquel la critique historiciste a depuis longtemps vu des allusions dans les Suppliantes d’Euripide ; on peut ici regretter que l’auteur n’ait évoqué que dans une courte note (n. 52, p. 261) les points de contact supposés entre poésie et histoire dans le récit de bataille de la pièce, qui auraient pu donner lieu à un examen à frais nouveaux, tout à fait en ligne avec le projet de l’ouvrage. Ce n’est toutefois pas sur le plan de l’allusion historique que S. David-Guignard a choisi de situer l’analyse, mais d’abord, comme dans la deuxième partie, sur le plan lexical. Elle commence ainsi (p. 264-304) par examiner le vocabulaire du pouvoir dans les tragédies à sujet thébain citées plus haut, auxquelles elle ajoute à propos les Suppliantes et l’Héraclès d’Euripide : parmi les désignations du souverain, ἄναξ, βασιλεύς et τύραννος, et leurs dérivés, c’est sans surprise τύραννος qui offre la plus riche matière, les connotations négatives du mot pouvant être réalisées ou non selon le contexte – on retiendra, par exemple, qu’il apparaît dans l’Œdipe à Colone « lorsqu’il s’agit de dénoncer la violation du traité de partage entre les deux frères et leur soif de pouvoir » (p. 286). Il n’est cependant pas sûr qu’une enquête de ce genre, dirigée sur des mots courants de la langue tragique, puisse nous renseigner beaucoup sur la représentation du pouvoir thébain par les Athéniens du ve siècle : S. David-Guignard le concède elle-même en notant, au sujet de l’agôn des Suppliantes d’Euripide, que la critique de la tyrannie qui s’y fait jour « ne s’adresse pas à une cité particulière » (p. 290) ; c’est encore sur la même ligne de prudence qu’elle aborde l’agôn des Phéniciennes, où elle refuse de voir le décalque des luttes entre démocrates et oligarques en 411 à Athènes. L’examen qui suit (p. 304-329) des modes d’accession au pouvoir des souverains thébains (naissance, régence, épreuve, partage) renferme plusieurs développements intéressants, tout particulièrement au sujet de la division du patrimoine d’Œdipe entre ses fils (p. 321‑329) – richesses ou pouvoir, par choix ou par tirage au sort – dont S. David‑Guignard retrace bien la tradition ancienne pour en suivre les échos et recompositions chez les Tragiques. Néanmoins, on perd ici de vue le rapport au sujet affiché de la troisième partie, « La Thèbes tragique, une ‘autre’ Athènes ? », et il semble que le propos devienne, plus généralement, d’étudier la représentation du pouvoir dans les pièces thébaines. Cette hésitation entre le général et l’à-propos contextuel est l’objet même du dernier chapitre de l’ouvrage (p. 329‑386), qui examine dans quelle mesure les excès du pouvoir thébain dans la tragédie peuvent être référés ou non à cette cité, voire indirectement à Athènes. Dans les Sept contre Thèbes, S. David-Guignard conclut que l’emportement d’Étéocle est montré comme l’effet de la malédiction familiale et ne peut être « retenu comme un trait distinctif du souverain thébain » (p. 334). Si le Créon de l’Antigone se révèle comme un tyran à mesure que l’action progresse, l’auteur rappelle à juste titre que les principes de gouvernement sur lesquels il fondait son discours du trône n’étaient pas viciés : partant, ce n’est pas la politique thébaine qui est visée à travers lui, ce que confirme, sous une forme moins négative, Œdipe dans l’Œdipe roi. C’est, en fin de compte, dans les pièces qui présentent une confrontation entre Thèbes et Athènes, l’Œdipe à Colone de Sophocle et les Suppliantes d’Euripide, que l’on est le plus susceptible de découvrir des différences spécifiques à Thèbes – encore n’est-il pas sûr qu’on y atteigne toujours. Ainsi, chez Sophocle, Thésée distingue nettement entre Thèbes, « qui ne se plaît pas à nourrir des hommes injustes » (v. 920), et Créon, qui est indigne d’elle ; si Œdipe outragé accuse toute la cité qui l’a chassé (v. 440‑441), il étend, à la fin du drame, la critique des excès du pouvoir thébain aux excès du pouvoir en général (v. 1534-1538). Chez Euripide, c’est bien tout le peuple thébain, commodément représenté par le personnage abstrait qu’est le Héraut, qui est rendu coupable de sacrilège et châtié en conséquence (p. 362-363) : là, le rapport à la Thèbes historique, avec l’affaire de Délion, n’est guère contestable. Mais on observera avec l’auteur qu’Euripide s’est gardé de tout schématisme en plaçant dans la bouche du Héraut thébain la juste critique des excès de la démocratie et en n’attribuant pas seulement l’hybris à Thèbes, mais aussi à Argos : ces deux cités sont pareillement employées comme confirmatio per negationem de l’idéal athénien[3], dont le poète ne cache pas la fragilité.

Au terme d’un bilan bien articulé de la troisième partie (p. 383-386), il apparaît que, dans les pièces à sujet thébain, c’est fondamentalement la dimension humaine (morale, politique) qui intéresse les Tragiques, bien davantage que la référence à la Thèbes historique. En d’autres termes, si Thèbes fournit l’occasion d’un drame, elle n’en est jamais le sujet, et l’on souscrit à la conclusion finale que « les légendes thébaines remplissent, sur la scène tragique, la fonction de paraboles destinées à instruire le spectateur et à stimuler sa réflexion » (p. 391). Sur le plan matériel, l’ouvrage est très soigneusement présenté ; on regrettera seulement l’absence d’un index des notions (plus utile, par exemple, qu’un index des auteurs modernes) et le choix d’un système bibliographique assez lourd, qui consiste à classer la littérature secondaire par rubriques et réclame donc la mention du numéro de chaque rubrique dans les notes de bas de page pour que la référence puisse être retrouvée : c’est faire plus de cas des lecteurs qui aborderont l’ouvrage par la fin, de manière instrumentale, pour se renseigner sur tel ou tel sujet, que des lecteurs qui le liront de manière suivie – et l’on souhaite que ceux-ci ne manquent pas.

 

Julien Bocholier, Université Toulouse-Jean Jaurès/PLH

Publié dans le fascicule 1 tome 126, 2024, p. 276-280.

 

[1]. B. Morin, « La séquence des boucliers dans les Phéniciennes d’Euripide (v. 1104‑1140) : un bestiaire mythique au service de l’unité athénienne ? », REG 114, 2001, p. 37-83.

[2]. Voir, e.g., F. Zeitlin, « The Artful Eye: Vision, Ekphrasis and Spectacle in Euripidean Theatre » dans S. Goldhill, R. Osborne éds., Art and Text in Ancient Greek Culture, Cambridge 1994, p. 138-196, qui n’est pas cité dans la bibliographie.

[3]. L’expression est employée par G. Zuntz pour décrire l’exodos discordante des Héraclides (The Political Plays of Euripides, Manchester 1955, p. 51).