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Ce livre volumineux est issu du IXe colloque international sur « L’épistolaire antique et ses prolongements européens » qui s’est tenu à l’université de Tours en 2015 et regroupe une trentaine de communications, allant de l’Antiquité à l’époque moderne. Les contributions sont précédées d’une solide introduction, faisant utilement le point sur la lettre de conseil et les problématiques qui lui sont liées, sur le plan sémantique en particulier, avec de nombreux renvois bibliographiques – notons que la référence aux travaux de Charles Guérin sur la persona oratoire et la rhétorique du risum mouere aurait évité d’enlever trop vite au iocari toute intention persuasive dans la pratique épistolaire (p. 18, note 16), alors que la sociabilité de la lettre familière chez Cicéron n’est jamais dénuée de dimension politique, même avec Atticus. Pour l’épistolarité dans le monde romain, on regrette qu’il ne soit pas fait référence au concept central d’officium litterarum, sinon indirectement à travers la mention du De officiis de Cicéron à propos de la notion de conseil, puisque la lettre se définit moins comme un genre littéraire que comme le moyen pragmatique de réaliser à distance les obligations essentielles de la sociabilité civique : informer, recommander, consoler, conseiller et entretenir la familiaritas, avec l’adaptation ad hoc du langage. Les considérations génériques et typologiques y auraient sans doute gagné en clarté. La lettre de conseil relève à la fois de la rhétorique et de la philosophie : l’introduction, insistant sur Sénèque, étudie avec soin les principales catégories qu’elle implique comme celles d’épidictique, de délibération, d’autorité, opérant des distinctions nuancées entre protreptique et parénèse, conseil et direction spirituelle, selon la relation au destinataire. Pour illustrer la tradition classique et humaniste de la lettre de conseil, le recueil ne dispose pas les contributions les unes après les autres, en fonction de la chronologie des auteurs étudiés, mais le choix a été fait d’un classement thématique rendant compte des potentialités de cette pratique épistolaire à travers les âges. Le premier chapitre, intitulé « Conseiller, faire agir et agir à distance », propose deux études sur l’antiquité latine, l’une de Laurent Gavoille (« La formule de conseil auctor sum dans la correspondance de Cicéron. Étude étymologique, pragmatique et sémantique », p. 53-70) l’autre d’Étienne Wolff (« Agir par lettres : le cas de Sidoine Apollinaire », p. 71-83) complétées par une étude de Fanny Oudin sur la lettre médiévale (« Mander : commander, recommander, se recommander. Pratiques vernaculaires de l’épître didactique », p. 85-102). Les chapitres suivants se veulent plus spécifiques. Le chapitre II est consacré aux conseils politiques. La première étude, d’Émeline Marquis, remet à l’honneur les lettres faussement attribuées à Phalaris, le tyran sicilien du VIe siècle (« Les Lettres de Phalaris ou les bons conseils du tyran », p. 105-119). Homme politique éclairé par excellence, l’Arpinate est l’objet des deux études suivantes, de Sophie Aubert-Baillot (« Prudentia, prouidentia : prudence et prévoyance dans les lettres de conseil et de direction chez Cicéron », p. 121-136) et de Jean-Pierre De Giorgio et Émilia Ndiaye (« Cicéron face aux conseils d’Atticus », p.137-153). Ida Gilda Mastrorosa (« Les épîtres à César du Pseudo-Salluste : des conseils pour gouverner dans l’Antiquité tardive ? », p. 155-172) rouvre le dossier des lettres longtemps attribuées à l’historien Salluste, se risquant à formuler quelques hypothèses sur leur paternité tardive dans l’entourage de l’empereur Julien. Le chapitre se poursuit avec le Haut Moyen Âge, longtemps parent pauvre de l’histoire culturelle, avec une étude bienvenue d’Alberto Ricciardi (« Conseils et directives politiques de Loup de Ferrières au roi Charles le Chauve. Quelques remarques », p. 173-184) et s’achève avec Pétrarque (Véronique Abbruzzetti, « Le conseil dans les lettres de Pétrarque aux hommes d’action : entre les « nuages » des passions et le ciel serein », p. 185-200). Le chapitre III intitulé « Sagesse et direction spirituelle » est le plus long de l’ouvrage avec pas moins de neuf études que nous ne pouvons qu’énumérer : Mathilde Cambron-Goulet, « Les lettres d’Épicure entre exhortation et didactique », p. 203-220 ; Bénédicte Delignon, « La référence philosophique dans la poésie parénétique d’Horace : l’exemple d’Aristippe (Serm. II, 3 et Epist. I, 17), p. 221-236 ; Gernot Michael Müller, « Pourquoi la sagesse est-elle une entreprise ? Les conseils éthiques d’Horace et leurs implications culturelles », p. 237-252 ; Aldo Setaioli, « Sénèque et le but de la lettre », p. 253-263 ; Francesca Romana Berno, « Claranus, Héraclès, Mucius Scaevola : paradigmes de persuasion dans la lettre 66 de Sénèque », p. 265-281 ; Élisabeth Gavoille, « La force de l’exemple dans les Lettres à Lucilius », p. 283-300 ; François Guillaumont, « Conseils et direction spirituelle dans la lettre de Porphyre à Marcella », p. 301-315 ; Sébastien Galland, « Marsile Ficin et la parénétique stoïcienne », p. 317-331. Cette série s’achève sur une étude apparemment en décalage de Jean-Dominique Beaudin, consacrée à l’écrivain et biographe André Maurois (« André Maurois, mentor de la jeunesse », p. 333-348), mais rappelant combien cet élève d’Alain était nourri des classiques. D’un écrivain agnostique et séducteur de femmes nous passons aux auteurs ecclésiastiques dans le chapitre suivant, intitulé « Éducation et édification religieuses » : Guillaume Bady, « Grégoire de Nazianze, de la lettre à l’épître », p. 351-371 ; Marlène Kanaan, « L’écriture épistolaire et les modalités du conseil chez Grégoire de Nysse », p. 373-384 ; Aline Canellis, « Saint Jérôme et l’exhortation à Julien (Lettre 118) », p. 385-400 ; Benoît Jeanjean, « Les lettres 107 et 128 de Jérôme : un programme d’éducation chrétienne des petites filles ? », p. 401-419 ; Pierre Descotes (« Les lettres 147 De uidendo Deo et 187 De praesentia Dei d’Augustin d’Hippone : entre exposé doctrinal et direction de conscience », p. 421-437. Cette série sur la patrologie grecque et latine s’achève par une étude consacrée à l’influence de Sénèque sur la direction spirituelle catholique : Viviane Mellinghoff-Bourgerie, « Psychagogie annéenne et direction tridentine : le modèle des Épîtres spirituelles de Jean d’Avila », p. 439-453. Le chapitre V, « Directives et prescriptions de spécialistes », regroupe trois contributions : Jean Schneider, « Enseignement et prescription chez quelques épistoliers byzantins », p. 457-471 ; Jacqueline Vons, « De la consultation privée à l’expertise médicale par lettres au XVIe siècle », p. 473-482 ; Magdalena Koźluk, « Élaboration de l’ethos du médecin et finalité de l’épître dédicatoire en médecine aux XVIe et XVIIe siècles ». Le dernier chapitre, « Conseils personnels » contient quatre contributions : Déborah Roussel, « Ars precatoria, ars precaria dans la dernière lettre d’Ovide à Fabia (Pontiques, III, 1), p. 501-519 ; Jeanine De Landtsheer, « Juste Lipse professeur et pédagogue à Leyde (1578-1591) », p. 521-536 ; Cécile Lignereux, « D’un sous-genre épistolaire à sa mise en œuvre en contexte familier : l’exhortation », p. 537-552 (étude consacrée à Mme de Sévigné, ce que n’indique pas le titre) ; Marianne Charrier-Vozel, « Des remerciements aux lettres de conseils dans la correspondance de Mme Riccoboni », p. 553-566. Un index des passages cités et un index thématique des mots et notions viennent compléter l’ouvrage. Ainsi s’achève ce neuvième tome d’une longue et riche série consacrée à l’épistolaire antique et à ses prolongements, nous conviant à une belle promenade érudite et humaniste dans la culture européenne.

Jacques-Emmanuel Bernard, Université de Toulon

Publié en ligne le 6 février 2018