« The CeC conference was organised with the specific goal of facilitating a dialogue between various approaches and schools of “Greek colonisation” »[1], c’est par ces mots que les initiateurs du colloque Contextualising early Greek colonisation : Archaeology, Sources, Chronology and Interpretative Models between Italy and the Mediterranean, qui s’est tenu en Juin 2012 à Rome, définissent leur ambition. Le constat est volontiers alarmant ; la colonisation grecque demeure un « phénomène clé de l’histoire méditerranéenne »[2] mais les différentes conceptions qui s’y rapportent ne cessent de faire croître le fossé entre les tenants d’une approche traditionnelle et les auteurs dits révisionnistes. Les termes utilisés sont sans équivoque, « Great Divide », « intellectual apartheid between “revisionis” Anglophone scholars and “traditionalist” continental European scholars », selon A. Esposito et A. Pollini[3] ; le point de vue de ceux qui récusent le terme « colonisation » à l’instar de Robin Osborne semble difficilement conciliable avec ceux qui s’en accommodent malgré tout tel Gotcha Tsetskhaldze ou Irad Malkin. En toile de fond de cet affrontement sémantique figurent de profondes divergences sur le degré d’organisation et d’encadrement des premières expéditions en Occident par les communautés d’origine et les cités naissantes, sur le rôle des œcistes et du sanctuaire de Delphes dans ce processus, sur l’influence du colonialisme européen dans l’appréhension du phénomène colonial antique, sur la prise en compte des sources archéologiques ou encore sur le niveau de fiabilité de la tradition littéraire.
Dans ces conditions, les organisateurs ne prétendent pas régler définitivement le débat mais tâchent de faciliter le dialogue entre les différentes conceptions de la question en vue d’enrichir, de manière globale, la réflexion sur les débuts de la colonisation grecque. Intervenant un mois seulement après la mort de David Ridgway, le colloque et les actes qui en découlent ont été dédiés à sa mémoire, eu égard à sa contribution pionnière ainsi qu’aux liens, scientifiques et affectifs, qu’il entretenait avec nombre de contributeurs. Les Actes de la conférence ont fait l’objet d’une publication en trois volumes. Le premier, intitulé Contexts of early colonisation, est publié dans les Papers of Royal Netherlands Institute in Rome[4]. Le second, Conceptualising early Colonisation, celui qui nous occupe ici, fait l’objet d’une publication par l’Institut Historique Belge de Rome. Enfin, un dernier volume, centré sur les contributions les plus brèves, paraîtra dans la revue en ligne, Forum Romanum Belgicum de l’Institut Historique Belge de Rome. Ce second volume est lui-même divisé en trois parties, entre une première, consacrée à l’élaboration et à la discussion de concepts et de modèles théoriques, une deuxième visant à la mise en pratique de ces concepts à travers des cas précis et enfin, une troisième partie regroupant les observations finales des intervenants chargés de conclure le colloque.
Dans une introduction savamment documentée et riche en références, les éditeurs rappellent les principales inflexions bibliographiques inhérentes à la question et les enjeux sous-jacents aux différents modèles élaborés pour rendre compte du phénomène colonial grec[5]. Ce tour d’horizon est d’autant plus bienvenu que dès la première contribution, Robin Osborne explique son rejet des termes « colonies » et « colonisation » pour l’époque archaïque, aussi « insatisfaisants méthodologiquement » que facteurs « d’incompréhension historique[6] ». Débutant sa réflexion par une définition précise des termes « colonisation », « migration » et « diaspora », il poursuit en analysant les différents usages et occurrences du terme apoikoi chez Hérodote. Il en tire la conclusion « qu’il n’y a aucune raison de qualifier les migrations ioniennes de colonisation mais au contraire, qu’il faut traiter la soi-disant “colonisation archaïque” comme une migration[7] ». Ce dernier terme ayant l’avantage, pour lui, de ne pas renvoyer à un contexte historique trompeur, à l’instar des colonisations romaine et contemporaine, tout en évacuant la dimension politique propre à la plupart des expériences coloniales. En effet, c’est bien l’absence supposée d’encadrement politique des premiers contingents, de la part d’un état ou d’une cité, qui fonde son argumentation, quitte à écarter toutes les attestations d’un tel encadrement, au motif que les sources ne nous permettraient pas de remonter avant le début du Ve siècle.
À l’inverse, c’est à une implacable défense du concept de colonisation grecque que se livre Irad Malkin dans le deuxième article. Débutant sa réflexion par un tour d’horizon historiographique extrêmement complet, il y développe les principales inflexions conceptuelles qu’a connues « la colonisation archaïque » et se propose de réfuter les critiques qui ont pu lui être adressées, parmi lesquelles celles de R. Osborne figurent en bonne place. Il poursuit en soulignant qu’alors que ce sont des communautés entières qui se déplacent durant les migrations des débuts du premier millénaire, les communautés d’origine demeurent en place au moment de la colonisation. Bien plus, les fondations coloniales contribueraient en retour au développement de la cité en métropole. Il en déduit là une différence de nature majeure entre les deux phénomènes à même de justifier l’usage du terme « colonisation ». À travers l’étude du vocabulaire antique, Il met également en avant le sentiment d’appartenance induit par le mot apoikia et la relation continue de parenté revendiquée par le préfixe metros. Pour I. Malkin, ce qui témoigne de la réalité et de la reconnaissance du sentiment d’appartenance des colons à leur communauté de départ est le « droit au retour » en métropole, en cas d’échec, attesté dans les décrets de fondation de Cyrène et Naupacte. Cette relation métropole/colonie, mutuellement reconnue, constituerait un réseau à travers lequel l’identité hellénique se serait épanouie. Il conclut en montrant que, malgré quelques limites, le terme « colonisation » demeure un puissant outil heuristique.
Pour Jonathan Hall, en revanche, ce n’est pas le réseau formé par les liens entre métropoles et colonies qui fournit le contexte de création de l’identité hellénique mais la fréquentation des grands sanctuaires panhelléniques et l’auto‑identification qu’ils ont permise. Il réfute, de plus, le rôle des confrontations entre colons et autochtones d’Italie du sud et de Sicile comme figure d’altérité contre laquelle l’identité grecque aurait pu se forger, arguant d’une certaine continuité avec les contacts de l’époque mycénienne. Cela le conduit, par conséquent, à proposer une chronologie plus basse que celle formulée par Irad Malkin puisqu’il fait de l’hellénicité une création non plus du VIIIe mais du VIe siècle.
Dans un article d’historiographie particulièrement fécond, Arianna Esposito et Airton Pollini reviennent sur les principaux apports de l’approche postcoloniale en s’arrêtant sur les différents concepts adaptés de l’étude des sociétés coloniales américaines durant la dernière décennie. Après un examen critique de notions comme acculturation, middle ground, frontière ou encore diaspora, ils soulignent la pertinence et les bienfaits de comparaisons anachroniques raisonnées mettant en regard la colonisation archaïque et les autres expériences coloniales de l’histoire. Ils terminent sur la différence de réception de la démarche postcoloniale, opposant un monde anglophone extrêmement réceptif à une recherche francophone plutôt suspicieuse et allant jusqu’à évoquer un « risque d’apartheid intellectuel ».
Dans la lignée des travaux de R. Van Compernolle, G. Shepherd ou encore T. Hodos, Giulia Saltini Semerari s’occupe du dossier désormais classique des mariages interethniques entre premiers colons et autochtones. Cependant, elle développe une nouvelle perspective résolument basée sur les outils théoriques du « gender » et fait valoir que dans la plupart des études, ce sont les mêmes données, issues des mêmes sites qui sont utilisées. Elle s’emploie donc à enrichir le débat afin de développer une approche plus nuancée des relations entre Grecs et autochtones, liée aux dynamiques politiques et sociales des nouvelles communautés. Ce faisant, elle met au point trois scenarii types d’interactions matrimoniales entre Grecs et autochtones dépendant étroitement du degré de distance culturelle et du rapport de force entre communautés, qu’elle lie à des contextes différents, aussi bien géographique que chronologique.
C’est à la Mediterranean History que s’intéresse Roland Étienne puisqu’il discute, dans sa contribution, de deux ouvrages majeurs[8]. Il concentre son attention sur l’analyse critique des concepts de connectivity et growth, invoquant des exemples détaillés de leur usage et propose une conclusion très nuancée sur leur portée.
Franco De Angelis revient, quant à lui, sur la grande fracture qui ébranle le champ intellectuel de la colonisation grecque. Il explique ce schisme aussi bien par les diverses traditions nationales qui caractérisent la recherche de chaque pays que par l’usage de démarches et de concepts très différents d’une discipline universitaire à l’autre. Remarquant qu’aucune des approches ne parvient complétement à supplanter les autres d’un point de vue heuristique, il plaide pour la mise en place d’un modèle théorique unique, largement inspiré des « frontier studies » et capable de transcender les divisions actuelles du champ épistémologique. Cette première partie théorique se termine avec une contribution de Valentino Nizzo consacrée à l’évolution des rapports entre chronologie littéraire et archéologique dans le cadre des premières fondations, ainsi qu’à l’épineuse confrontation de modèles chronologiques étroitement liés à la région étudiée.
Maria Assunta Cuozzo et Carmine Pellegrino introduisent la seconde partie par l’examen du site de Monte Vetrano en Campanie dans une perspective résolument postcoloniale. En prenant appui sur l’étude du mobilier archéologique, ils soulignent le degré d’autonomie et les stratégies de résistance utilisées par la communauté locale pour faire face aux influences extérieures, du site étrusque voisin de Pontecagnano au bassin égéen tout en montrant la parfaite intégration de celle-ci dans les échanges commerciaux tyrrhéniens.
La théorie des réseaux est mise en pratique dans les deux articles suivants, sous la plume d’Owain Morris et de Lieve Donellan, consacrés respectivement à la Campanie et au site eubéens de Pithécusses. Alors qu’Owain Morris s’attache à décrypter les liens qui unissent les communautés de Campanie et montre la pertinence du concept de « connectivité » pour envisager correctement la cité de Cumes dans son réseau régional comme dans le contexte méditerranéen, Lieve Donnellan mène une étude fine de la nécropole de Pithécusses afin de réévaluer le rôle des groupes indigènes aux premiers temps de cet établissement.
Henry Tréziny fait le bilan de décennies de fouilles françaises sur le site, maintenant très bien connu, de Megara Hyblæa et souligne combien la mise en place d’un plan d’urbanisme dès la fin du VIIIe siècle résulte d’une démarche cohérente des premiers colons. Cette organisation urbaine intentionnelle, attestée à haute époque, est un élément de première importance dans la réflexion sur la colonisation archaïque, bien souvent mis en avant par les partisans de la conception classique. L’organisation urbaine et le processus de colonisation secondaire sont au cœur de l’étude que mène Flavia Frisone sur les « cités sœurs[9] » qui encadrent le détroit de Messine, Zancle et Rhégion. Tout en montrant comment ces deux fondations répondent à bien des égards au schéma classique de la colonisation, elle développe, cependant, une lecture plus nuancée des formes de l’expérience coloniale grecque, notamment en ce qui concerne le processus d’organisation territoriale des sites ou l’élaboration des identités.
Emanuele Greco s’intéresse, pour sa part, aux quatre cités achéennes de Grande Grèce ; Sybaris, Crotone, Métaponte et Poseidonia. Après un examen rigoureux des trames urbaines des différents sites, il met en évidence le fait que ces cités étaient toutes dotées d’un sanctuaire extra-urbain consacré à Héra. Prenant appui sur les similitudes de ces sanctuaires et leur positionnement, en bordure de chôra, E. Greco en conclut qu’ils font partie des éléments permettant l’affirmation et l’identification de ces communautés au sein d’une identité commune, achéenne.
La Grande Grèce demeure au centre du propos de Douwe Yntema, mais celui-ci se concentre sur la présence de migrants grecs en territoire indigène dans le premier VIIe siècle. À travers l’étude de quatre sites, Métaponte, la péninsule de Salento, L’Incoronata et Siris‑Policoro, D. Yntema tâche de déconstruire la vision classique du peuplement grec envisagé seulement à partir des fondations réussies et pérennes. Ce faisant, il montre que le développement des premiers établissements est un processus graduel et que seuls quatre des nombreux établissements initiaux de la région deviennent finalement des cités. Il propose un modèle de développement en trois étapes : une première phase où la présence grecque se réduit à quelques marchands, pionniers et pillards ; une deuxième phase où les interactions et le commerce avec les non-Grecs deviennent régulés et institutionnalisés ; enfin, une troisième phase où la naissance de cités permet aux Grecs de revendiquer une emprise territoriale importante.
Dans la dernière contribution, Gert‑Jan Burgers and Jan Paul Crielaard poursuivent une perspective analogue à travers un exemple qu’ils connaissent bien et qu’ils fouillent depuis plusieurs années, le site de l’Amastuola dans la région de Tarente. Interrogeant le rapport de l’archéologie à l’ethnicité, ils insistent sur la nécessité d’envisager la colonisation comme un processus graduel et dressent le portrait d’un site où Grecs et Indigènes font partie d’un ensemble complexe aux frontières poreuses, à rebours de l’opposition canonique, maintenant datée entre deux ensembles purs et bien délimités. Enfin, la conclusion est confiée à Giovanni Guzzo et Michel Gras qui, dans leurs observations finales, enrichissent les points saillants du débat de profondes réflexions épistémologiques sur le rapport entre Histoire et Archéologie, les changements de paradigme, ou l’évolution inévitable des concepts et les effets de mode qu’ils suscitent. Loin de clore définitivement la discussion, cet ouvrage, par sa richesse et sa diversité, marque cependant une étape importante dans la prise en compte réciproque des différentes conceptions du phénomène colonial grec. À ce titre, le pari initial des éditeurs est tout à fait réussi.
Mickael Bouali
[1] Conceptualising early Colonisation, L. Donellan, V. Nizzo, G.-J. Burgers éds., Bruxelles 2016, p. 13.
[2] Ibid, p. 9.
[3] Ibid, p. 10.
[4] Contexts of early colonization, L. Donellan, V. Nizzo, G.-J. Burgers éds., Rome 2016.
[5] Pour des raisons de commodité et parce qu’il figure dans l’intitulé du colloque, c’est ici le terme colonisation qui est retenu, sans préjuger du bien‑fondé des contributions dont il sera question par la suite.
[6] Conceptualising early Colonisation, op. cit., p. 21.
[7] Ibid, p. 24. « I see no ancient justification for the language of colonisation and every reason for treating no Ionian migration as colonization but so‑called “Archaic colonization” as migration ».
[8] P. Horden, N. Purcell, The Corrupting Sea : A Study Of Mediterranean History, Oxford 2000 et The Cambridge Economic History of Graeco‑Roman World, I. Morris, W. Scheidel, R. Saller éds., Cambridge 2007.
[9] Conceptualising early Colonisation, op. cit., p. 177.