Ce recueil contient sept contributions classées selon l’ordre alphabétique du nom de leurs auteurs. Disons-le d’emblée : ce classement n’est pas heureux car il confère à l’ouvrage un aspect hétéroclite. L’introduction due aux deux éditeurs essaie un peu d’y remédier en groupant pour les présenter les travaux d’après certaines affinités : deux concernent des revues savantes sur la culture classique, un s’intéresse à la lexicographie du XVIe s. à nos jours, un traite d’une des premières biographies historiques du XVIIe s. ; comme on décèle dans celle-ci de l’antipathie vis-à-vis de Cromwell, les éditeurs rapprochent cette étude d’une autre sur les disputes entre Watt et Shackleton Bailey ; deux enfin se penchent sur les rapports des Afro‑Américains avec la culture classique. La quatrième de couverture use d’un autre groupement : deux études sur des livres, trois sur des revues et deux sur le cursus classique des Afro-américains. Cela ne parvient guère à effacer la sensation de gêne. Pourtant, après avoir terminé la lecture de ces articles très fouillés et fruits d’une investigation rigoureusement scientifique, on voit se dessiner un fil rouge et des enseignements se faire jour. C’est ce que j’essaierai de montrer ici. Ces sept études constituent des sortes de vignettes permettant de suivre la façon dont l’érudition classique regardant le grec et le latin a été comprise au fil des siècles, selon les pays et les arrière-plans historiques et culturels. C. Flow, dans « Thesaurus matters ? Frames for the study of Latin lexicography » (p. 33-73), en utilisant nombre de photographies et de tableaux commentés de manière éclairante, scrute six dictionnaires de latin, (trois éditions de R. Étienne respectivement de 1531, 1536, 1543, le Thesaurus de J. M. Gesner de 1749, le Lexicon d’A. Forcellini de 1771, trois éditions du dictionnaire de I. J. G. Scheller respectivement de 1783, 1788 et 1804, le Wörterbuch de W. Freund de 1834-1845 et le Thesaurus linguae Latinae dont l’édition, toujours en cours, a commencé en 1900). Il en examine tous les aspects et choisit en outre deux lemmata, ceux des mots arena et concidere, pour les observer dans chacun de ces ouvrages. Ce qui émerge, écrit-il lui-même à la p. 33, est la façon dont la visée de la lexicographie est passée de la compilation de « modèles pour écrire en latin » à la création d’« histoires de mots », ce que révèlent les choix méthodologiques et les notices de présentation. La dernière ligne du texte répond à la question posée par le titre : oui, dans l’histoire de la pensée scientifique, le genre lexicographique a son importance. Si avec R. Étienne cet article commençait par un érudit français du XVIe s. représentatif de la mentalité de son époque, J. K. Davies, « Tyrants ancient and modern : Richard Perrinchief’s The Syracusan Tyrant : or, the life of Agathocles (1661) » (p. 17-32) se tourne vers l’Angleterre du XVIIe. Après avoir décrit minutieusement le volume qu’il a acheté, raconte-t-il, dans une foire aux livres sans rien savoir de son auteur ni de son sujet, il fait part du fruit de ses recherches sur cet écrivain, ses autres activités et publications, analyse son essai dont il met en lumière les caractéristiques, propose des explications pour le choix du thème, avant d’en venir au Nachleben de Perrinchief et de cette monographie. Avec raison, J. K. Davies replace ce volume dans les traditions d’écriture biographique des années 1650 et suivantes (p. 27) et, d’un autre côté, il met en lumière les similitudes entre Agathoclès et Cromwell (ibidem). Il note à ce propos (p. 28) que, sauf dans un cas précis, Perrinchief « leaves everything to the reader » ; mais, ajouterai-je personnellement, puisque les spectateurs des théâtres antiques appliquaient spontanément certaines répliques des pièces qu’ils entendaient à des situations ou à des hommes politiques de l’actualité, ainsi que le racontent de nombreux auteurs anciens[1], pourquoi un lecteur imprégné de culture antique au XVIIe s. n’aurait-il pas fait de même ? Ainsi que le montre très bien J. Leonhardt dans sa Grande histoire du latin[2] (dont nous rendons compte dans ce même numéro de la Revue des Études Anciennes p. 694), si aux XVIe et XVIIe s. les gens cultivés « vivaient » en quelque sorte le grec et le latin, une coupure se produisit plus tard et au XIXe s. l’Antiquité classique devient objet d’étude. C’est de ce changement d’état d’esprit que témoignent la contribution de G. Whitaker, « Alterthumswissenschaft at mid-century » (p. 129-169) et celle de W. W. Briggs « B. L. Gildersleeve and The American Journal of Philology » (p. 3-15). G. Whitaker regarde le monde germanique, entreprend de définir la « science de l’Antiquité » telle que l’ont conçue Wolf et ses successeurs ; il s’intéresse aux périodiques s’y rapportant, en commençant par ceux qui précèdent le Zeitschrift für die Alterthums-Wissenschaft, puis il narre l’histoire de cette revue dont la parution débuta en 1834, avant d’arriver aux publications plus tardives et d’évoquer les académies ainsi que les autres périodiques. C’est vers les États‑Unis que se tourne W. W. Briggs, la création et l’histoire de l’American Journal of Philology né en 1880, ainsi que la vie de son fondateur. Les deux savants n’omettent pas de signaler l’apparition de concurrents, les rivalités pour s’assurer des auteurs et des lecteurs, les problèmes financiers qui surgissent. On se rend compte qu’il ne s’agit pas que de recherche scientifique, mais que ce sont aussi des aventures commerciales et qu’entrent en jeu des intérêts privés. C’est d’une complexité du même genre que témoigne la dispute entre W. S. Watt et D. R. Shackleton Bailey relatée par C. Stray dans « A divided text : Shackleton Bailey, W. S. Watt, and Cicero’s Epistulae ad Atticum » (p. 115-128). Cette querelle entre les deux hommes qui devaient être au départ coéditeurs des lettres de Cicéron à Atticus pour la collection des « Oxford Classical Texts » révèle une opposition de tempéraments et, partant, de méthodes scientifiques. Ses péripéties éclairent le rôle joué par les revues savantes et par les institutions. La Grande histoire du latin de J. Leonhardt (encore elle[3] !) note que le latin peut servir de marqueur social. C’est ce qui ressort des deux études concernant l’attitude des personnes d’ascendance africaine face aux sciences de l’Antiquité gréco-latine. Dans « The classical curriculum at black colleges and universities and the roles of the various missionary aid societies » (p. 75-96), K. W. Goings et E. O’Connor mettent en évidence les différences entre les collèges fondés par des industriels philanthropes et ceux créés par des organisations religieuses blanches et noires. Les premiers ont pour but de former des citoyens utiles à l’industrie, les seconds donnent de l’importance aux études classiques et aux arts libéraux en tant qu’outils de « self‑empowerment » et d’intégration, malgré les objections des racistes blancs et les refus de financement. En outre, nos deux collègues font remarquer (p. 96) que la volonté des Afro‑américains de s’intéresser aux classiques et de voir cette matière enseignée dans les collèges et les universités noirs nouvellement ouverts résultait des liens entre le monde classique et l’Afrique mis en lumière par les Afro-américains cultivés dans les débuts de la république des États-Unis ; déjà un peu avant la guerre civile, ceux-ci prônaient qu’en tant que descendants d’habitants de l’Afrique qui était, – en particulier pour ce qui touchait à l’Afrique du nord –, une des patries (voire « the true mother ») de la civilisation classique antique, les Afro-américains devaient « assume the rightful place » dans la vie de la nation. Quant à M. V. Ronnick, p. 97-114, (« Writings on classical subjects by people of African descent, 1576-1962 : a preliminary survey »), après avoir énuméré quelques personnalités de couleur sur lesquelles l’influence du grec et du latin a été très nette alors que cela n’avait rien à voir avec leur profession, elle établit une liste (enrichie de précieuses informations) de dix-sept hommes et femmes « black » qui ont lutté, comme elle l’écrit p. 114, « to live the life of the mind vis‑à‑vis Classics », en Europe continentale, Grande-Bretagne, et dans les régions de colonisation d’Afrique et de l’hémisphère occidental.
De nombreux documents, souvent rares, et même parfois inédits, comme des lettres, des programmes d’enseignement, des notices, etc., sont mis à la disposition du lecteur qui en outre pourra utiliser l’index, très complet, de dix-sept pages sur deux colonnes et glanera ainsi maintes informations en rapport avec les problématiques de la réception.
Lucienne Deschamps
[1 Voir, par ex., Suétone, Aug. 68, 2.
[2]J. Leonhardt, La grande histoire du latin, Paris 2015 (trad. française de B. Vacher).
3]Cette Grande histoire n’est citée nulle part par les auteurs du livre dont nous sommes en train de rendre compte, ni dans sa version originale allemande de 2009 ni dans sa version anglaise de 2013, et pourtant ce recueil de C. Stray et G. Whitaker offre plus d’une illustration de ce qu’elle enseigne.