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Le premier discours prononcé par Cicéron devant une juridiction criminelle a inspiré depuis les années 1970 aussi bien des commentaires érudits (ceux de D.R. Berry, A.R. Dyck, T.E. Kinsey, R.J. Seager, D.R. Shackleton‑Bailey, par exemple) que des auteurs de romans policiers (Steven Saylor : Roman Blood, 1991) et a fourni le scénario d’un téléfilm produit par la BBC (D. Stewart, Murder in Rome, GB, 2005). Par ailleurs de nombreuses études ont jeté un éclairage nouveau sur les aspects politiques, sociaux et judiciaires de l’époque syllanienne (par exemple : Fr. Hinard, Les proscriptions de la Rome républicaine, Rome, BEFAR n° 83, 1985). Ces acquis récents rendaient nécessaire une nouvelle édition du discours dans la CUF. En effet, la dernière refonte remontait à 1973, sous l’autorité de J. Humbert et E. Cuq, et elle était une réactualisation des notices et de la traduction de l’édition de 1921 due à H. De la Ville de Mirmont {{1}}.
L’affaire en elle-même paraît obscure et l’exposé de Cicéron reste notre seul guide en ce domaine. Un notable d’Amérie, Sextus Roscius, chevalier romain, est assassiné à Rome, près des Bains de Pallacine, durant le second semestre de l’année 81. Un peu plus tard, sous le prétexte qu’il est tombé dans le camp des ennemis de Sulla, ses biens sont confisqués et répartis entre trois personnes : T. Roscius Capito, T. Roscius Magnus, tous deux originaires d’Amérie et L. Cornelius Chrysogonus, un affranchi de Sulla. Le fils de la victime, Sextus Roscius, qui demeure dans son municipe est accusé de parricide. Malgré les puissantes familles dont les Roscii sont les clients, c’est Cicéron, orateur encore inexpérimenté en ce domaine, qui est chargé de la défense. La plaidoirie de Cicéron n’a aucune peine à dénoncer l’escroquerie qui a consisté à faire inscrire Sextus Roscius père au nombre des ennemis de l’État alors qu’il était un partisan de la noblesse et que, de surcroît, il était mort après l’issue de la guerre civile et même après le 1er juin 81, date de clôture des poursuites à l’encontre des proscrits. Ce procédé a permis à L. Cornelius Chrysogonus d’acquérir pour deux mille sesterces quelques‑uns des biens-fonds dont le total était estimé à six millions de sesterces. Les acquéreurs sont la cible d’une défense agressive, qui ne répond pas à l’accusation mais inverse les rôles et utilise le procès pour dénoncer les dérives de la répression syllanienne. Cette tactique porte ses fruits : Sex. Roscius est acquitté. Cela justifie pleinement l’intérêt qu’a suscité le discours : il constitue aussi bien les débuts d’un des plus grands orateurs de Rome qu’un témoignage historique contemporain (bien que réécrit) sur les années 81-80.
L’abondante notice (quatre-vingt-dix pages) et la bibliographie (quatorze pages) permettent de faire le point sur l’état de la discussion littéraire, historique et juridique. Cette introduction rappelle, de façon salutaire, qu’il est aventureux de chercher la vérité au travers de ce qui demeure, avant tout, une habile plaidoirie, alors que nous ne disposons plus du discours adverse. Or, en l’absence d’instruction, ces exposés constituaient l’unique biais par lequel les jurés prenaient connaissance de l’ensemble du dossier. Il convient donc d’étudier ce texte davantage sous l’angle de la stratégie que des faits : en clair, nous ne saurons jamais si Roscius était coupable ou non, mais nous voyons mieux pourquoi, alors que l’affaire était mal engagée, il fut innocenté. L’introduction et les notes exposent comment l’escroquerie est présentée comme la cause du meurtre alors que rien ne prouve qu’il ne s’agisse pas d’une manoeuvre opportuniste, improvisée après-coup. Elles mettent en évidence les invraisemblances, les approximations et les silences du texte : les véritables motifs de la délégation des notables d’Amérie au camp de Volterra ; elles émettent une hypothèse sur l’identité du questeur qui fut la cheville ouvrière de l’escroquerie et qui n’apparaît jamais dans la plaidoirie, sauf en creux (ce serait L. Cornelius Lentulus Sura, impliqué ultérieurement dans la conjuration de Catilina) ; elles soulignent la charge peut‑être excessive contre Chrysogonus. Jamais l’analyse des procédés rhétoriques n’est dissociée de celle de la stratégie juridique et de l’arrière-plan social et politique. Cet examen montre par exemple comment Cicéron quand il évoque Chrysogonus en employant un registre de vocabulaire familier renforce l’image d’un être vulgaire, jouant en outre sur les préjugés de sénateurs frais émoulus. La traduction reflète également l’intention de reproduire dans le texte français la précision et les couleurs du discours latin. Quelques exemples en témoignent : rusticus au lieu d’être exprimé par la proposition neutre « qui vit à la campagne» est explicité par le péjoratif « cul-terreux », pour societas coitur au lieu de « l’association se fait », Fr. Hinard choisit « on constitue une société » ce qui souligne davantage l’adoption du vocabulaire des affaires (et donc l’entente crapuleuse) ; condamno et eiecto au lieu « de condamné et jeté hors de son pays » est rendu par « condamné et immergé » car eiecere est un terme précis lié au supplice du parricide, comme l’a montré Y. T Thomas (Parricidium I : le père, la famille et la cité, MEFRA 93, 1981, p. 643-715). Certes, la polysémie volontaire du vocabulaire cicéronien ne peut toujours être exposée et les ruptures de ton ne sont pas toujours sensibles dans la version française, mais le résultat est souvent convaincant. En conclusion, cette nouvelle version du Roscius Amerinus vient à point pour guider un public curieux et élargi dans un texte qui a été souvent revisité et réutilisé durant ces trois dernières décennies.

Marie-Claire Ferriès

[[1]]1. Le discours était alors regroupé avec le Pro P. Quinctio et le Pro Q. Roscio Comoedo, les discours antérieurs à la questure de Cicéron. [[1]]