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L’ouvrage, consacré à l’étude des élites provinciales et à leur implantation dans les réseaux de pouvoir de l’Égypte du Nouvel Empire, est issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université Lyon 2 en 2017 et s’appuie sur une méthode encore peu généralisée en égyptologie (p. 23) : l’étude de réseaux relationnels ou Social Network Analysis (SNA). Après une brève introduction présentant le thème général de l’ouvrage, l’auteur fait ainsi précéder le cœur de son travail par des prolégomènes destinés à présenter au lecteur les enjeux, le fonctionnement et l’intérêt de cette approche ainsi que ses limites. Le premier chapitre comprend ensuite une description de l’organisation de la société du Nouvel Empire et de la place du clergé dans celle-ci, tandis que les chapitres 2 et 3 se concentrent chacun sur une période chronologique en tentant de montrer les différences d’organisation des élites provinciales vis-à-vis de la cour, lors de la première moitié de la 18e dynastie d’une part et à l’époque ramesside d’autre part. Ces chapitres alternent des parties thématiques, consacrées à tel ou tel aspect de la société où les stratégies des élites provinciales peuvent être mises en évidence, et des études de cas centrées sur un réseau particulier et montrant les stratégies mises en œuvre pour l’accaparement de certaines fonctions. Enfin, la conclusion reprend les principales déductions effectuées au cours de l’ouvrage.

Le volume s’accompagne en outre de plusieurs outils destinés au lecteur : une chronologie des règnes et une carte (p. 14‑15) ainsi que des annexes contenant les listes des liens des réseaux étudiés au cours de l’ouvrage (p. 183-205), des indices (p. 207-216), la bibliographie (p. 217‑235) et une table des illustrations (p. 237‑238). Quelques planches (p. 174-181) complètent également l’ouvrage, dont la première (p. 174-175) comporte un tableau synoptique des réseaux constituant la base de l’analyse, placés selon leur envergure (en nombre d’individus) et leur période chronologique.

Les prolégomènes (p. 23-41) sont particulièrement bienvenus pour dresser le cadre méthodologique et technique de l’étude et permettre une meilleure compréhension des éléments présentés dans le reste de l’ouvrage pour le lecteur peu familier des SNA. La description du fonctionnement des réseaux est claire et synthétique et l’auteur justifie les choix opérés parmi les modèles de graphes possibles au regard des spécificités de la documentation étudiée, sans dissimuler les limites de l’application de ces méthodes issues de la sociologie à des sources historiques. En outre, lorsqu’il sollicite cette terminologie spécifique dans le reste de l’ouvrage, V. Chollier n’a de cesse de rappeler brièvement en note à son lecteur les éléments expliqués dans les prolégomènes, ce qui permet une lecture fluide.

A contrario, l’introduction (p. 17‑21) qui précède les prolégomènes, et que l’on pourrait qualifier d’introduction égyptologique au sujet du livre et à ses enjeux, est assez brève et l’on peut regretter, à la lecture du reste de l’ouvrage, que certains points n’y soient pas un peu plus développés. En l’absence d’un corpus documentaire joint à la publication, une présentation plus détaillée du choix des sources utilisées, de leur variété et des manques éventuels aurait été souhaitable. Il en va de même pour l’explication des enjeux de la recherche et du cadre du sujet. Notamment, la définition géographique de la Haute-Égypte n’est jamais donnée. Or, la tradition égyptologique, issue des sources antiques, diffère des dénominations modernes sur ce point. En effet, les sources anciennes distinguent seulement le Delta (Mḥw) et la vallée du Nil (Šmʿw), habituellement désignés par les termes Basse et Haute-Égypte. À la lecture du titre de l’ouvrage, on s’attend donc plutôt à voir l’étude porter sur l’intégralité de la vallée du Nil, entre la première cataracte et l’apex du Delta. Cependant, l’auteur utilise aussi au fil du texte la dénomination moderne de Moyenne-Égypte, qui recouvre la partie basse de la vallée du Nil, environ de Qena jusqu’à Beni Suef, la Haute-Égypte étant ainsi restreinte à la zone en amont de Qena. Dans son analyse, V. Chollier fait en effet principalement référence à des sources provenant de cette dernière région, avec quelques incursions ponctuelles en Moyenne-Égypte, notamment à Hermopolis. Toutefois, le reste de la Moyenne-Égypte n’est pas évoqué, ou presque, alors même qu’elle n’est pas dépourvue de toute documentation, malgré une exploration archéologique moins poussée à ce jour de cet espace. Il aurait donc été utile, dans l’introduction, de préciser l’étendue géographique exacte de l’enquête afin de déterminer si l’absence de mentions de la Moyenne-Égypte et de ses réseaux relève d’un choix de délimitation du sujet ou d’un manque de documents probants. Dans ce dernier cas, la rédaction d’une section questionnant l’absence des élites de Moyenne-Égypte dans les réseaux contemporains aurait été souhaitable et aurait pu apporter un autre angle à une étude par ailleurs précieuse.

En effet, les apports de cet ouvrage à la recherche sur les sociétés antiques sont certains. Le premier chapitre (p. 43-75) propose d’abord une vision synthétique de l’organisation de la société égyptienne du Nouvel Empire, répartissant les titres les plus élevés selon l’institution de laquelle ils dépendent et selon leur importance hiérarchique – une sorte d’organigramme des élites et de la cour royale – tout en soulignant les difficultés sous-jacentes liées au manque de précision de certaines sources comme à une souplesse de l’organisation de l’administration, où le cloisonnement entre les divers secteurs n’était pas strict.

Dans un second temps, l’auteur se concentre sur la section de la société autour de laquelle il a constitué son corpus de sources, à savoir le clergé. En effet, le corpus réuni ne compile pas tous les personnages de l’élite du Nouvel Empire – ce qui serait une très vaste tâche – mais prend comme point de départ les « individus ayant des titres en lien avec des temples provinciaux » de Haute-Égypte (p. 50), en intégrant ensuite tous les membres du réseau de ces individus. Cette définition du corpus constitue un parti pris qui induit nécessairement un biais dans la documentation mais se justifie par les questions de recherche posées dans l’ouvrage – à savoir l’influence des élites de province dans la société du Nouvel Empire. De ce point de vue, la fig. 12 montre bien l’importance des fonctions sacerdotales dans les réseaux de ces élites ; il serait souhaitable à terme – mais cela dépasse le cadre de l’ouvrage – de pouvoir la comparer avec un tableau similaire fondé sur l’ensemble des élites du Nouvel Empire, afin de connaître la prégnance de chaque secteur d’activité dans la société et d’évaluer le poids respectif dans chacun d’entre eux des personnels de province et des capitales. À ce stade de la recherche, il est en effet prématuré d’affirmer que « la fonction religieuse devait être une condition sine qua non à l’accession à une forme de notabilité » (p. 51).

Le chapitre se clôt par une présentation des villes positionnées à des points stratégiques de la vallée du Nil, notamment au débouché des routes parcourant les déserts occidental (Thinis) et oriental (Coptos et Elkab). Si ces villes sont bien connues dans les sources comme étant des points cruciaux pour l’administration pharaonique du Nouvel Empire, ce rappel permet de mettre en place des éléments qui seront sollicités dans le reste de l’ouvrage, à l’appui de l’analyse des réseaux. Ces derniers ne sont en effet pas étrangers aux enjeux géo-politiques de leur temps, bien au contraire.

Le chapitre 2 (p. 77-115) entre dans le vif du sujet en s’intéressant aux élites du début du Nouvel Empire (première moitié de la 18e dynastie, vers 1539-1390). L’auteur s’intéresse d’abord et avec justesse à la façon dont les élites se (re)présentent elles-mêmes sur leurs monuments et se mettent en scène vis-à-vis de la royauté. En se fondant sur les autobiographies et sur les informations prosopographiques contenues dans les sources, il met en évidence un fonctionnement proche de la « société de cour » décrite par Norbert Elias pour la France de l’Ancien Régime. Il s’attarde ensuite sur la place des notables de province au sein de cette société de cour, en montrant comment le souverain s’appuie sur des élites issues des principales villes de Haute-Égypte pour constituer sa cour, et pas uniquement sur des membres des familles thébaines, tant pour son entourage proche et celui de ses enfants que dans le secteur économique.

Le chapitre se conclut par trois études de cas centrées chacune sur le réseau d’un notable. Après des remarques concernant l’établissement du réseau et des relations entre les individus, l’auteur présente des graphes issus de ces réseaux, incluant ou non le personnage central, afin de mettre en évidence l’ampleur du réseau et son étendue dans la société contemporaine, à travers les différentes sections de l’administration du pays. Ces graphes montrent tout particulièrement les liens existant entre ces notables et la cour royale, plutôt qu’entre les membres de la cour eux-mêmes. Ils sont ainsi plus volontiers révélateurs de la conception de la société de l’époque, et de l’auto-représentation des élites que de la réalité des relations courtisanes. La plupart des notables présents à la cour devaient en effet se connaître et former un réseau commun, mais ils préfèrent se présenter dans leurs monuments comme possédant un lien privilégié au souverain ou à sa famille que comme membres d’un réseau de courtisans (voir p. 113 et fig. 24).

Le troisième et dernier chapitre (p. 117‑164) s’intéresse à la période ramesside et particulièrement aux règnes de Ramsès II et Merenptah d’une part (vers 1279-1203) et de Ramsès IV à IX (vers 1156-1111). Dans cette partie, la thèse de l’auteur est que la société est passée d’une société de cour à une société de maisons, ce qui se traduit de diverses façons dans la présentation de soi et de ses relations dans la documentation. Pour illustrer ce phénomène, V. Chollier s’appuie sur l’étude de plusieurs phénomènes sociaux. Il met en évidence un changement dans la présentation des élites, qui cessent de souligner leurs liens à la cour et au souverain, au profit de leurs relations familiales et particulièrement de leur inscription dans une lignée. Le développement de cette conscience lignagère semble caractéristique de la période ramesside, ce que l’auteur appelle, d’après Claude Lévi-Strauss, une « société de maisons » (p. 141). Cela se traduit notamment par la transmission des titres (et des noms) de père en fils ou au sein d’une même famille ainsi que par des stratégies d’alliances matrimoniales visant à renforcer les liens entre deux familles et à favoriser les avancements de leurs membres. L’auteur saisit cette opportunité pour faire le point sur certaines pratiques sociales, et particulièrement sur les pratiques de l’inceste et de la polygamie, dont l’existence ne peut être prouvée pour le Nouvel Empire (en-dehors de la famille royale) et qui ne correspondent pas au schéma sociétal des « maisons » et à ses enjeux.

À travers deux études de cas, V. Chollier montre deux réseaux à l’œuvre et la réponse du pouvoir royal à l’égard de familles devenant tentaculaires au sein de la société. Ainsi, il suggère que la nomination de Nebounenef, un haut dignitaire d’origine thinite, à la tête du clergé d’Amon thébain par Ramsès II en l’an 1 de son règne est une réaction à l’ampleur du réseau d’Ameneminet, qui était lui‑même fils d’un grand prêtre d’Amon et pouvait prétendre à ce poste. Sur ce point, et plus généralement sur la question des grands prêtres, on se référera dorénavant à l’ouvrage d’E. Dalino[1], et non plus à l’ouvrage, maintenant daté comme le signale bien V. Chollier, de Lefebvre. E. Dalino (I, p. 213-215) envisage plutôt la décision de Ramsès II comme le résultat de la position trop influente de Româ, qui était alors deuxième prophète d’Amon et donc deuxième personnage du temple. En cela, les deux hypothèses ne sont pas incompatibles : elles témoignent au contraire de la lutte entre plusieurs grandes familles pour les positions de pouvoir au sein d’un des temples les plus importants d’Égypte. Le texte du décret oraculaire nommant Nebounenef à la tête du clergé sonne d’ailleurs, comme l’ont montré – chacun en faveur de son hypothèse – tant V. Chollier qu’E. Dalino, comme un avertissement à ces familles : « Je (=Ramsès II) lui (=Amon) présentai les membres de la cour jusqu’au chef suprême de l’infanterie. On lui présenta à nouveau les prophètes des dieux de son domaine qui étaient en sa présence. Il ne fut satisfait par aucun d’entre eux hormis quand je lui prononçai ton (=Nebounenef) nom ». Le chef suprême de l’infanterie pourrait bien référer à Ameneminet, comme le suggère V. Chollier ; tandis que Româ faisait partie des prophètes les mieux positionnés pour la succession. À travers ce texte, Ramsès II rappelle que le poste ne leur est ainsi pas dû et qu’Amon (ou le roi) peut choisir qui il veut. Néanmoins, si la grande prêtrise d’Amon à Karnak échappe un temps à la tendance à l’héréditarisation des charges visibles dans le reste de la société[2], la puissance des réseaux familiaux finit par en avoir raison et la fin de l’époque ramesside voit se développer les racines de la dynastie de grand prêtres d’Amon qui règnera de façon plus ou moins officielle sur la Haute‑Égypte à l’orée de la Troisième Période intermédiaire – comme le montre l’étude du dernier réseau convoqué par l’auteur, celui de Ramsèsnakht.

Cette étude ouvre ainsi de véritables perspectives de recherche, complémentaires des études déjà menées depuis longtemps sur le Nouvel Empire égyptien – dont l’auteur souligne lui-même qu’il s’agit d’une période fort étudiée (p. 17). Elle montre la pertinence de l’emploi des études de réseaux pour analyser la société de cette période, où les approches purement généalogiques sont limitées par la difficulté d’établir de manière fiable les liens de parenté entre les individus. À travers cette approche, V. Chollier réussit à s’affranchir des questions strictement familiales pour réfléchir sur les rouages de la société à plus large échelle et met ainsi en évidence des stratégies d’occupation des postes et du territoire qui sont certes familiales la plupart du temps, mais qui s’étendent sur plusieurs générations et, surtout, au‑delà de la famille nucléaire restreinte (qui n’a que peu de sens en Égypte ancienne). Il montre ainsi autant des situations où les stratégies ont fonctionné que d’autres où elles ont visiblement échoué, relevant l’influence des décisions royales et de la politique sur des stratégies individuelles d’accaparement du pouvoir au profit d’un groupe familial étendu.

Fondé sur un travail de thèse, réalisé en un temps limité, cet ouvrage ne peut évidemment couvrir intégralement la question des stratégies sociales au Nouvel Empire – et il n’en a pas la prétention – mais il incite à poursuivre la recherche dans cette direction. Il serait plus que profitable d’appliquer cette méthodologie à l’ensemble de l’élite du Nouvel Empire, provinciale ou non, cléricale ou non, pour mettre en lumière les réseaux et les stratégies mis en place par d’autres parties de l’élite et ainsi mieux comprendre les rouages de la société de cour et de la société de maisons mises en évidence par l’auteur. Cela permettrait en outre peut‑être de répondre à plusieurs questions qui restent en suspens, et notamment à celle de la transition entre société de cour et société de maisons. La période couvrant la fin de la 18e dynastie et le début de la 19e est en effet peu abordée dans cet ouvrage – du moins pas par le biais d’une étude des réseaux – alors qu’elle est capitale pour comprendre le passage d’un mode d’organisation et de représentation des élites à un autre, à une époque où les bouleversements politiques sont intenses. De même, outre la question de la Moyenne‑Égypte évoquée plus haut, une étude plus poussée de la place des femmes dans ces réseaux pourrait être pertinente : dans ces réseaux, les femmes semblent avoir moins un rôle par leur titre et leur position sociale personnelle (encore que cela aussi serait à creuser) que pour leur statut de trait d’union entre deux familles, deux réseaux. Dans cette perspective, il pourrait être intéressant d’étudier la constitution de ces réseaux par le biais des femmes, afin de mettre en évidence ce rôle pivot qu’elles semblent avoir : à quoi ressemblent les réseaux familiaux d’une femme et de son époux avant et après leur mariage ? Une étude de cas supplémentaire consacrée à la place des femmes dans ces réseaux et à leur rôle aurait peut-être ainsi pu apporter des informations supplémentaires sur la constitution des élites et leurs stratégies sociales.

 

Marion Claude, Institut Français d’Archéologie Orientale, Le Caire

Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 589-594.

 

[1]. Les grands prêtres d’Égypte à l’époque ramesside. Prosopographie et histoire, Milan 2021, 2 volumes.

[2]. Cf. E. Dalino, op. cit., I, p. 318, tableau 20 et tableaux suivants.