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Pour répondre à l’accroissement de la littérature scientifique, la série « Brill Research Perspectives in Ancient History » se propose de fournir de brèves mises au point théoriques et historiographiques sur un domaine précis de la recherche actuelle sans renoncer aux sources anciennes. C’est à cet objectif que répond l’ouvrage de Paul J. Burton consacré à l’impérialisme romain. Il s’agit d’un sujet que l’auteur connaît parfaitement, puisqu’il l’a déjà bien exploré au cours de ses précédents travaux : Friendship and Empire : Roman Diplomacy and Imperialism in the Middle Republic (353–146 BC) et Rome and the Third Macedonian War, publiés respectivement en 2011 et 2017. En un peu plus d’une centaine de pages, Burton produit ici une synthèse sur les prodromes, les contenus, les controverses et les perspectives du débat historiographique portant sur l’impérialisme romain depuis ces quarante dernières années, c’est-à-dire depuis la publication de l’ouvrage de W. V. Harris, War and Imperialism in Republican Rome, en 1979. Composé de cinq sections, l’ouvrage comprend une introduction (p. 1-9), trois sections intitulées « Imperialism » (p. 10-18), « Roman Imperialism » (p. 18-73) et « The Diversification of the Field » (p. 73-93), suivies d’une conclusion (p. 93-104).

L’introduction, ou première section, s’ouvre sur une présentation des grands jalons historiographiques de l’étude de l’impérialisme romain, depuis Gibbon et Mommsen – qui ne recouraient pas au terme d’impérialisme, comme l’auteur le rappelle – jusqu’à Harris et Gruen en passant par De Sanctis, Frank, Täubler, Holleaux, Badian ou Veyne. Ce panorama s’intéresse surtout à l’élaboration de la thèse de l’impérialisme défensif, ses ramifications et sa prédominance dans le débat avant Harris. Burton précise quelques éléments de cette thèse en partant des travaux pionniers de Frank, publiés en 1914 : une politique hostile à l’expansion ou bien la peur de la destruction par un autre État. Au sujet du refus de l’expansion, Badian, dans son ouvrage de 1968, a estimé que celui‑ci prévalait au moins jusqu’à la Guerre sociale, moment à partir duquel s’opère un changement de mentalité au sein de la classe dirigeante. La recherche d’une sécurité permanente et totale par Rome occupe une place majeure chez Veyne qui, en 1975, refuse une conception hégémonique de l’impérialisme romain et préfère y voir une forme d’isolationnisme. Si la présentation de ces différentes positions par Burton demanderait à être davantage précisée, elle permet d’arriver assez efficacement au « watershed » (p. 6) que fut l’ouvrage de Harris. À l’opposé du paradigme défensif de l’impérialisme romain, celui-ci a au contraire cherché à souligner le caractère profondément agressif et belliqueux de la politique extérieure romaine et de son aristocratie. Cette thèse et les diverses réactions qu’elle suscita sont développées dans la troisième section de l’ouvrage. L’introduction aborde ensuite de manière très concise la question des sources littéraires antiques relatives à l’impérialisme romain. Comme l’auteur le reconnaît lui‑même, l’ouvrage s’intéresse surtout aux débats historiographiques liés à l’impérialisme de l’époque médio‑républicaine et plus particulièrement à ses origines et motivations, alors que la question de l’impérialisme de la fin de la République et du Principat est plutôt traitée à la fin du volume et de manière thématique (p. 8-9).

La deuxième section commence par une présentation des principales théories modernes sur l’impérialisme en exposant à chaque fois leur contenu et leurs limites. Avec clarté et pédagogie, Burton revient sur les classiques que sont Hobson, Lénine, Schumpeter, Gallagher et Robinson. On trouvera ici le rappel d’utiles définitions et éléments de contextualisation sur les théories liées aux origines économiques et capitalistes de l’impérialisme ou à l’impérialisme informel. Les relations internationales (dorénavant RI) et leurs approches réalistes et néoréalistes ont constitué une étape supplémentaire dans la réflexion menée sur l’impérialisme, en ce qu’elles ont mis en avant plusieurs concepts forts, tels ceux de bipolarité, de sécurité ou d’anarchie, influencés autant par les conflits contemporains, comme la Guerre froide, qu’antiques, à l’exemple de la Guerre du Péloponnèse. Cette partie se clôt sur les travaux de M. W. Doyle publiés en 1986 et sur sa définition de l’impérialisme, laquelle est directement reliée à celle de l’empire (p. 17) : « Imperialism is simply the process or policy of establishing or maintaining an empire »[1]. Doyle conçoit l’empire comme un système de relations, formelles ou informelles, au sein duquel un État (ou un centre) contrôlerait la politique intérieure et extérieure d’une autre entité politique (ou d’une périphérie), alors que l’hégémonie ne relèverait que du seul contrôle de la politique étrangère. La définition de l’impérialisme de Doyle permettrait ainsi de conceptualiser plusieurs degrés de dépendance qui varient selon la nature des interactions entre deux entités politiques (diplomatie, collaboration, force) et le poids du contrôle qu’un État exerce sur un autre. C’est cette grille analytique que retient l’auteur pour la suite de son étude. On aurait aimé que cette section souligne davantage comment ces théories modernes sur l’impérialisme ont été utilisées pour penser l’impérialisme romain ou, à l’inverse, comment ces mêmes théories ont été influencées par l’Empire romain, même si les notes y font quelques renvois, notamment au sujet de Schumpeter (p. 12, n. 49).

La troisième section traite plus spécifiquement de l’impérialisme romain en adoptant une perspective à la fois documentaire et théorique. En ce qui concerne les sources anciennes, Burton ne s’intéresse ici qu’aux sources littéraires. Ce choix prête immédiatement à discussion, dans la mesure où les sources épigraphiques ou archéologiques ont profondément contribué à renouveler l’étude de l’impérialisme des Romains et permis, par exemple, d’envisager le point de vue des communautés et des cités face à l’imperium Romanum. Les inscriptions sont cependant évoquées de manière très marginale dans l’ouvrage (p. 56). Même quand des travaux d’historien, comme ceux de Kallet-Marx (p. 55) ou d’Eckstein (p. 65), s’appuient sur des sources épigraphiques, celles-ci ne font pas l’objet d’une présentation plus développée. Parmi les sources littéraires, Burton distingue, assez schématiquement, ce qu’il nomme des « anecdotal materials » sur la politique étrangère et l’attitude des Romains des « programmatic statements » sur l’expansion des puissances et de Rome (p. 19). La première catégorie rassemble des épisodes et événements que les historiens ont étudiés et utilisés, parfois ad nauseam, afin de mettre en évidence tel ou tel aspect de l’impérialisme des Romains : le cynisme dans les négociations, la recherche de profit par le butin ou le pillage ou encore des pratiques diplomatiques brutales, comme en témoignent les chaînes que le consul M’. Acilius Glabrio ordonna de mettre aux étoliens (p. 21). La seconde catégorie regroupe les principaux auteurs antiques qui se sont exprimés sur la conquête romaine et parmi lesquels figurent Polybe, Cicéron, Salluste, Tite Live ou encore Tacite. L’auteur expose ainsi quelques clefs de lecture polybiennes de l’impérialisme romain, telles que l’équilibre des pouvoirs, la responsabilité des adversaires de Rome ou encore le rôle de la fortune dans le succès des Romains. À ce titre, les notes consacrées à Polybe auraient pu être enrichies de références aux nombreux travaux de J.-L. Ferrary sur cet auteur. Cette sous-partie n’en permet pas moins de donner un aperçu satisfaisant du traitement historiographique de différents types de sources littéraires éclairant l’étude de l’impérialisme romain.

La troisième section se poursuit avec une perspective davantage théorique qui s’articule autour de la thèse de Harris, présentée comme « metrocentric » au sens où elle envisage surtout l’impérialisme du point de vue de la métropole, Rome (p. 39-43). Plusieurs éléments de cette thèse sont ainsi rappelés : l’esprit martial de l’aristocratie, le militarisme de la société romaine, les possibilités d’enrichissement permises par la guerre, une politique d’annexion des terres les plus profitables. Burton s’intéresse d’abord aux critiques qui ont été adressées à Harris dès la publication de son ouvrage : d’un côté A. N. Sherwin-White lui reprochait une partialité qui le conduisait à faire des Romains des agresseurs permanents ; de l’autre J. A. North estimait que Harris n’avait pas pris en compte les (auto)limitations propres à l’aristocratie romaine (réglementation de la carrière, ressources, mains‑d’œuvre). Il détaille ensuite les « substantials responses to Harris » (p. 44), formulées dans les années 1980 et 1990 : les études de Gruen, d’Eckstein et de Kallet-Marx[2]. Burton relève les points forts de l’ouvrage de Gruen : la perspective « pericentric », privilégiant davantage le point de vue de la Grèce que celui de Rome, l’attention prêtée à la capacité des Romains à adapter localement leurs pratiques diplomatiques, la réévaluation des motivations économiques dans l’expansion de Rome ou encore la prise en compte de la responsabilité des Grecs dans les interventions romaines sur leur sol. Il en souligne aussi certaines limites, telles que le manque d’importance accordée aux craintes des Romains ou à leur connaissance de la diplomatie grecque. Le travail d’Eckstein a montré que le Sénat était en grande partie dépendant des décisions prises sur place par les chefs militaires : ces derniers, selon les circonstances, pouvaient avoir un comportement individuel plus agressif, mais restaient toujours plus ou moins dans le cadre d’intervention théorique que leur avait assigné l’institution. L’étude de Kallet-Marx permet d’en arriver à l’impérialisme romain de la fin de la République et d’évoquer la question des magistrats romains, celle des publicains ou encore celle de la provincialisation depuis les territoires d’Achaïe et d’Asie Mineure[3].

L’auteur traite ensuite du « Theoretical Turn » (p. 56) à l’œuvre dans l’examen de l’impérialisme romain, c’est-à-dire le recours à la théorie des RI. Pour donner plusieurs exemples d’application conceptuelle des RI à l’analyse des politiques et stratégies des puissances antiques, Burton se concentre sur deux ouvrages d’Eckstein[4]. D’une part, une démarche systémique a permis de rapprocher la République romaine des royaumes hellénistiques qui partageaient avec Rome des traits propres aux puissances méditerranéennes (militarisme, bellicosité, agressivité diplomatique) et qui formaient un système international anarchique. D’autre part, les Romains se distinguaient des autres par les contraintes qu’ils s’auto‑imposaient ou par le caractère intégratif de leur politique étrangère, lequel s’observait dans leur citoyenneté (p. 60-61). L’auteur revient également sur certains problèmes posés par les analyses d’Eckstein, comme l’articulation entre le système et l’unité ou encore son hypothèse d’une indifférence romaine aux affaires grecques jusqu’en 201/200 (p. 67). Enfin c’est à son propre travail sur les pratiques discursives diplomatiques et sur l’amiticia dans le domaine de la politique étrangère que Burton fait référence (p. 68-73). À l’opposé de Badian, Burton envisage les phénomènes d’amitiés internationales comme des relations humaines plutôt que clientélaires en s’intéressant à toute leur dimension processuelle : leur début, leurs échanges, leur fin[5]. Selon lui, les Romains auraient progressivement réussi à imposer internationalement leurs idées et discours sur l’amicitia et, ce faisant, à remodeler le système anarchique et violent méditerranéen en un espace qui leur était favorable. Aussi son approche constructiviste cherche-t-elle à concilier les outils empruntés aux RI et la prise en compte de facteurs et phénomènes proprement discursifs, normatifs ou culturels.

La quatrième section présente la diversification du domaine d’étude qu’est l’impérialisme romain en s’ouvrant chronologiquement et thématiquement à la fin de la République et au Principat. Burton réunit d’abord plusieurs travaux qui ont porté sur le « Soft Power » des Romains (p. 74-78) et en particulier sur le patronage des cités grecques, les interactions diplomatiques, la politique de la liberté des Grecs ou le philhellénisme, autant de thèmes qui sont ici éclairés par les travaux de C. Eilers et la monographie de J.-L. Ferrary, Philhellénisme et impérialisme. Celle-ci est citée dans sa première édition, de 1988, et non dans sa seconde édition, de 2014, dont la bibliographie complémentaire et la postface sont pourtant fort utiles pour suivre la réflexion menée entre temps sur la politique romaine dans le monde grec. Puis, les « Frontier Studies » (p. 78-83) sont introduites par le travail d’E. Luttwak publié en 1976 sur la transformation géopolitique et militaire des frontières de l’Empire, le passage d’une stratégie frontalière hégémonique et expansionniste à une stratégie défensive[6]. Ce livre suscita de nombreuses discussions et critiques qui participèrent en retour à renouveler les conceptions sur les frontières et les armées romaines, comme en témoignent les études de B. Isaac, F. Millar, C. Whittaker ou S. Mattern, résumées ici par Burton. Les problématiques liées à la connaissance et la maîtrise de l’espace impérial auraient pu être davantage mises en évidence, notamment à la lumière des travaux de C. Nicolet, étrangement absents de cet ouvrage. Enfin, les questions de la race, de l’ethnicité et de la romanisation interrogent les rapports entre impérialisme romain et identité (p. 83‑90). Le concept de romanisation, qui a une trajectoire historiographique coloniale et post-coloniale complexe, permet à Burton de faire allusion à d’autres types de sources, notamment archéologiques, avec les travaux de M. Millett sur la Grande-Bretagne romaine (p. 87). Loin d’être un phénomène d’imitation uniforme et unilatéral, la romanisation relèverait localement d’un processus d’émulation à l’initiative des provinciaux, comme le pense M. Millett, ou bien de stratégies d’adaptation, comme le suggère G. Woolf (p. 89-90). Il aurait été ici bienvenu de faire référence aux mises au point historiographiques et conceptuelles qui ont déjà été écrites sur la romanisation, notamment par P. Le Roux[7]. Cette section se termine sur le problème de la nature de l’impérialisme sous le Principat : « The End of Roman Imperialism (?) » (p. 90). L’auteur remet en question l’idée convenue selon laquelle la République était une période d’expansion et le Principat une période de consolidation. Si certaines études portant sur les transformations de l’armée et les comportements individuels des empereurs (Potter, Harris) ont pu argumenter en faveur d’un recul de la guerre et de l’idéologie d’expansion, Burton remarque avec raison que, dans une perspective plus globale, l’extension maximale de l’Empire et les problématiques de contrôle des populations que cela impliquait confirment le maintien et le dynamisme d’un impérialisme sous le Principat (p. 92-93).

La cinquième et dernière section de l’ouvrage prend la forme d’une conclusion développée qui insiste sur les continuités et les différences entre l’impérialisme de la République et celui du Principat. Il s’agit pour l’auteur de revenir sur les origines de l’impérialisme romain et d’en présenter certains facteurs limitatifs, qu’ils soient d’ordre politique, économique, culturel ou psychologique. Sous la République comme sous le Principat, l’expansion impériale pouvait toutefois se manifester à travers une idéologie et une gloire militaires, mais, à partir d’Auguste, celles-ci étaient devenues le monopole du princeps et de sa famille, qui devaient de plus en plus tenir compte des coûts et avantages liés à chaque guerre. Les territoires et les périphéries de l’Empire donnent à observer des degrés d’exploitation et de provincialisation variables, qui invitent à mieux penser les rapports entre les unités et le système. En plus de cette piste de recherche entrouverte par l’auteur, celui-ci suggère de davantage articuler les nouvelles données de l’archéologie et les témoignages littéraires sur l’expansion romaine ou encore de regrouper les travaux menés sur les différentes frontières de l’Empire afin d’en proposer une vision plus globale.

La bibliographie (p. 105-114) suscite une dernière remarque, qui est une critique et qu’anticipe partiellement l’introduction (p. 9), en l’occurrence les choix bibliographiques et linguistiques faits par l’auteur. En ne citant presque exclusivement que des ouvrages et articles anglophones, Burton ne présente ici qu’une partie de la recherche menée sur l’impérialisme depuis ces quarante dernières années. Malgré le format court imposé par la série à laquelle appartient cet ouvrage, il aurait été souhaitable et nécessaire de restituer au lecteur, spécialiste ou non, le plurilinguisme à l’œuvre dans l’analyse de l’impérialisme romain. Il reste que cette synthèse constitue une très bonne porte d’entrée historiographique et théorique sur un objet d’étude majeur de l’histoire romaine dont la complexité met au défi la concision, ce qu’a bien souligné Paul Veyne au seuil de son article de 1975 : « L’impérialisme romain en soixante pages ? Essayons ! »[8].

 

Clément Bady, École française de Rome

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 695-699

 

[1]. M. W. Doyle, Empires, Ithaca 1986, p. 45.

[2]. E. S. Gruen, The Hellenistic World and the Coming of Rome, Berkeley 1984 ; A. M. Eckstein, Senate and General. Individual Decision-Making and Roman Foreign Relations, 264–194 B.C., Berkeley 1987 ; R. M. Kallet-Marx, Hegemony to Empire. The Development of the Roman Imperium in the East from 148 to 62 B.C., Berkeley 1995.

[3]. Sur l’Achaïe, cf. F. Hurlet, Chr. Müller, « L’Achaïe à l’époque républicaine (146‑27 av. J.‑C.) : une province introuvable ? », Chiron 50, 2020, p .49‑100.

[4]. A. M. Eckstein, Mediterranean Anarchy, Interstate War, and the Rise of Rome, Berkeley 2006 et Rome Enters the Greek East. From Anarchy to Hierarchy in the Hellenistic Mediterranean, 230‑170 B.C., Oxford 2008.

[5]. Cf. également M. Jehne, F. Pina Polo éds., Foreign clientelae in the Roman Empire. A Reconsideration, Stuttgart 2015.

[6]. E. N. Luttwak, The Grand Strategy of the Roman Empire. From the First Century AD to the Third, Baltimore 1976. Sur cet ouvrage et sa réédition en 2016, cf. le compte rendu de B. Rossignol dans REA 119, 2017, p. 767-771.

[7]. P. Le Roux, « La romanisation en question », Annales 59, 2004, p. 287-311.

[8]. P. Veyne, « Y a-t-il eu un impérialisme romain ? », MEFRA 87, 1975, p. 793.