Cet ouvrage collectif dirigé par Caroline Husquin et Cyrielle Landrea est né du croisement entre deux domaines de recherche qui, en histoire romaine, ont longtemps été abordés séparément : l’histoire des aristocraties et l’analyse du corps en tant qu’objet socio-politique. Le premier de ces domaines renvoie à une dynamique historiographique ancienne et bien établie. Ancré dans une approche prosopographique, il s’est davantage nourri, ces derniers temps, de concepts empruntés à la sociologie comme l’ethos, l’honneur[1] ou encore le prestige[2]. Le second domaine s’est quant à lui affirmé et affermi plus récemment, notamment via des questionnements centrés sur les souffrances corporelles ou encore les perceptions sociales des différences physiques, approches que l’on retrouve notamment dans le récent Dictionnaire du corps dans l’Antiquité dirigé par Lydie Bodiou et Véronique Mehl[3] et plus encore dans le volume L’intégrité du corps en question, issu de la thèse de Caroline Husquin[4].
Par souci de cohérence, les dix-sept contributions du livre portent sur les aristocrates « directement au service de l’État romain, l’aristocratie des magistratures » (p. 21) et il y est essentiellement question d’histoire républicaine. Membres de groupes politiques et sociaux dominants, les aristocrates sont envisagés comme des individus qui portent et supportent l’éthique, mais aussi les valeurs propres à leur rang. De ce point de vue, le corps d’un aristocrate est toujours déjà exposé au regard des citoyens et véhicule consciemment ou non un message politique, tout en étant le réceptacle de jugements plus ou moins amènes. Le corps est une vitrine, un révélateur, mais aussi la cible potentielle d’invectives, de menaces ou d’atteintes physiques. Le pari de l’ouvrage est de se focaliser sur les blessures qui sont infligées aux aristocrates, qu’elles soient physiques, morales ou psychologiques. Du combat politique et social (parties I et II) au combat en armes (partie III), le corps et l’esprit de l’aristocrate sont quotidiennement soumis à rude épreuve. La mort n’abolit pas cet état de fait. Le cadavre d’un aristocrate reste durant un temps associé à la vie civique : victime d’une mauvaise réputation, il peut être profané (partie IV). Les quatre parties qui structurent l’ouvrage offrent un chemin de réflexion riche et stimulant. Elles ne disent bien sûr pas tout d’un sujet à bien des égards inépuisable. Ainsi, bien qu’évoquées en introduction, les interactions entre les aristocrates et la foule assemblée spontanément ou suivant des rituels politiques demeurent plutôt en marge de la réflexion. Conséquence logique de ce parti pris, les propositions de Fergus Millar sur le caractère démocratique de la République romaine sont réduites à leur dimension polémique (p. 17).
La première partie (« S’en prendre au corps, l’intégrité en question : du corps au psychique », p. 41-122) questionne tout d’abord les violences contre les magistrats. Thibaud Lanfranchi s’intéresse au collège des tribuns de la plèbe, ce « corps unique » (p. 47) dont les membres, faciles d’accès et disponibles, ne se distinguent pas dans l’espace public par le vêtement ou l’apparat. Ces membres font l’objet d’une scrupuleuse protection et seule la mise en tension politique et sociale de la res publica à l’époque gracchienne confère à l’acte de mise à mort du tribun de la plèbe une visibilité, pour ne pas dire une valeur politique, au sens où la fragilisation des normes et des institutions érode insidieusement les tabous et les interdits. Les dérèglements institutionnels et politiques de l’époque tardo-républicaine sont au cœur de l’article proposé par Raphaëlle Laignoux. De Sylla à Auguste, le « niveau de danger corporel pour les hommes politiques romains » (p. 81) atteint un degré extraordinaire. La nécessaire protection de l’intégrité physique des imperatores renforce de facto « les processus de distanciation sociale et spatiale qui existaient déjà dans la vie politique romaine entre gouvernants et gouvernés » (p. 100) et participent au renforcement de l’attrait pour le pouvoir personnel. En d’autres termes, cela participe d’une évolution au long cours vers « un régime plus autoritaire » (p. 102), évolution qu’il est possible d’envisager comme étant celle d’une res publica impériale en mutation (selon une formule de Jérôme Kennedy). À rebours de ces approches, Ghislaine Stouder aborde la question des interdits liés aux fonctions des légats, protégés par leur sacrosanctitas. Centrée sur l’étude des connotations du verbe pulsare, l’étude part du principe que toute atteinte, tout coup physique « même le plus léger, comporte un degré de gravité très important » (p. 114) en raison du statut officiel du légat. Ici, c’est donc moins le corps que la fonction qui fait l’objet d’une protection. Les articles de Kévin Blary et Julien Dubouloz s’intéressent de leur côté aux blessures morales. Kévin Blary montre que le surpoids peut devenir une source de mal-être et de déconsidération pour les membres de l’ordre équestre. Il contrevient en effet à l’« homogénéité corporelle » (p. 60) d’un ordre qui s’est développé au IIe siècle av. n. è. à partir d’un idéal guerrier. Cette atteinte à l’honneur s’accentue au fil du temps : le surpoids est de plus en plus assimilé à une forme de déviance morale. Particulièrement intéressant, ce lien entre critique physique et dénonciation morale a récemment été développé par Robinson Baudry et Caroline Husquin[5]. Julien Dubouloz part quant à lui de l’idée que « les émotions sont un phénomène social » (p. 70) et analyse la manière dont Cicéron les exploite en 46-45, période marquée par la crise politique et la mort de sa fille Tullia. Alors que l’expression de la souffrance peut desservir la persona publique de Cicéron, la mise en avant des efforts pour surmonter la douleur peut contribuer à faire émerger une autorité nouvelle, celle qui émane de l’homme blessé.
La deuxième partie (« Faire ou ne pas faire corps : l’honneur comme enjeu des haines et rivalités politiques au sein de l’aristocratie », p. 121-198) prend davantage en compte l’impact de la concurrence nobiliaire sur les corps et les comportements. Cette approche tire bénéfice des renouvellements historiographiques récents avec, pour ne citer qu’un exemple la publication de l’ouvrage collectif dirigé par Christophe Badel et Henri Fernoux[6]. Christophe Badel, justement, s’intéresse au caractère déshonorant de la gifle, geste traditionnellement associé « aux catégories les plus méprisées de la société » (p. 127). Outrage moral plus que physique, la gifle a ceci de particulier qu’elle est une atteinte directe qui vise le visage, cette « forme visible et éphémère d’un animus invisible » (p. 134). Face à une telle atteinte, le déni est cependant une option valable et l’aristocrate bénéficie d’une gamme de réactions et de réponses, selon le contexte et ses intérêts. La diffamation est une autre forme d’iniuria. Clément Bur démontre que cette forme d’atteinte à l’honneur fait l’objet d’une progressive clarification juridique : « dans une société d’ordres comme l’était la société romaine, dans laquelle la parole était si souvent performative, il aurait été curieux de ne pas protéger les citoyens des attaques verbales » (p. 158). La judiciarisation de la diffamation peut d’ailleurs être envisagée comme un symptôme du basculement, à l’époque tardo-républicaine, de l’agonisme vers l’antagonisme. Luciano Traversa appréhende cet aspect en mettant en avant – dans le seul article rédigé en langue étrangère – le rôle et la place du discrédit dans les procès. Sa définition varie selon les époques : là où Caius Papirius Carbo est fustigé pour sa duplicité et sa simulatio durant l’époque gracchienne, Cicéron reproche aux aristocrates traditionnels d’être figés et incapables de changer d’avis. Il est vrai que le philosophe est maître en la matière… Son inimitié avec Clodius est abordée par Robinson Baudry. Ce dernier analyse les stratégies rhétoriques exploitées par Cicéron contre un homme ayant tôt fait le choix de la uia popularis. Parmi celles-ci, la plus évidente renvoie à l’essentialisation du comportement du Clodius, dépeint en monstrum. Les atteintes cicéroniennes sont toutefois plus subtiles et complexes : le philosophe reconnaît certes que son ennemi peut agir en noble blessé qui éprouve le dolor, mais il ne l’admet que pour mieux dénoncer ses choix politiques et la trahison qu’il accomplit à l’encontre de ses ascendants. Indigne d’eux, Clodius n’est guère plus que « l’enfant de ses crimes » (p. 180). L’originalité du propos de Robinson Baudry réside dans la prise en compte des stratégies de Clodius, que l’on ne peut déchiffrer qu’au prisme de Cicéron. Le tribun met en avant ses origines sociales pour mieux heurter Cicéron, ce « locataire et citoyen de rencontre » (p. 185) qu’il parvient à faire exiler en 58 av. n. è. Blesser un individu en ciblant son ascendance est une stratégie bien établie et dont la postérité est démontrée par Pauline Duchêne. Sous le calame de Suétone, de telles démarches affleurent, d’autant que les membres d’une même gens deviennent les héritiers « d’un caractère pour ainsi dire transmis “génétiquement” » (p. 195). S’attaquer à un individu peut donc s’effectuer via les ancêtres.
Fort judicieusement, les blessures physiques, qui sont les plus attendues et les plus évidentes, n’apparaissent que dans la troisième partie (« L’ambivalence des blessures guerrières : entre reconnaissance et flétrissure », p. 199-251). Elles sont souvent liées au champ de bataille, lieu par excellence de l’émulation aristocratique. Dans une communication centrée sur l’époque archaïque, Mathieu Engerbeaud explique que, dans les sources, les blessures de guerre sont mises au service d’enjeux moralisateurs et politiques : le chef de guerre est une figure idéalisée et ses blessures sont un outil de justification de « la position dominante des aristocrates » (p. 203). Voilà pourquoi les sources littéraires ne s’intéressent pas de façon précise et exhaustive aux blessures en contexte de guerre. Seules comptent les blessures qui apportent un sens civique. Le texte de Fanny Cailleux prolonge cette réflexion en démontrant qu’il y a, chez Tite-Live, un « lien quasi organique entre le corps physique du général et celui de l’armée » (p. 218). Le bon général est en conséquence celui qui préserve le corps social et, par conséquent, son propre corps. L’absence de blessure est une manifestation de la prudentia du chef. Lorsqu’elles existent, les mutilations de guerre sont perçues de façon variable. Sarah Rey[7] évoque le cas de Marcus Sergius Silus, dont la main droite est remplacée par une prothèse en fer. C’est en raison de cette infirmité qu’il est accusé, en 197 av. n. è., de ne pouvoir « faire le sacré », c’est-à-dire sacrifier aux dieux. Il existe malgré tout un « honneur des blessures » (p. 239), pour reprendre une formule de Sophie Hulot. Cette dernière affirme que l’ostentation publique des cicatrices de guerre dans le but de susciter la compassion est une pratique attestée. Elle semble toutefois évoluer avec le temps. Ainsi, à partir du Ier s. av. n. è., l’ancienne aristocratie renonce à cette pratique, qui devient « une prérogative des citoyens (et aristocrates) en pleine ascension sociale » (p. 246).
La quatrième et dernière partie (« Quand la mort ne sépare pas : heurs et malheurs de la réputation du cadavre », p. 253-303) rappelle que les blessures ne disparaissent pas toujours à l’heure du trépas. Elles peuvent s’inscrire dans le temps long des mémoires ou, plus immédiatement et explicitement, entraîner des formes de profanation des corps. Philippe Akar s’intéresse à cette pratique en étudiant la manière dont Cicéron évoque dans les Philippiques le meurtre, en 43 av. n. è., de Caius Trebonius par Publius Cornelius Dolabella. Les outrages accomplis par ce dernier tendent à faire de lui « autre chose qu’un Romain » (p. 257), ce qui permet au philosophe de réécrire cette scène tragique : l’intégrité de Trebonius est préservée par sa sagesse, tandis que le corps de Dolabella – par ailleurs mis en cause pour son homosexualité passive – est d’« apparence intègre, mais se révèle pénétré et disloqué » (p. 259). Dans ce récit placé au service de la lutte contre Marc Antoine, la lutte politique prend les atours d’un combat à mort. Cette atmosphère est mise en relief par Pierre-Alain Caltot, qui souligne l’importance du motif de la décapitation et du démembrement dans la poésie latine consacrée à la période des guerres civiles. C’est ainsi qu’est exploité l’exemple de Marcus Marius Gratidianus, devenu « véritable emblème des guerres civiles dont la violence ne cesse de s’exercer sur les têtes et les visages des Romains » (p. 285). Le sang, pour ainsi dire, est un lien et un liant presque inavouable entre les générations impliquées dans les guerres civiles. Mais le faire couler permet-il de laver l’honneur d’un aristocrate ? Candice Greggi-Badel estime que cette idée ne correspond pas aux perceptions romaines, fondées sur l’idée que le sang est avant tout une salissure et une souillure. Ainsi, la gloire post mortem de Caton d’Utique ne repose pas sur l’acte physique du suicide, mais sur le fait qu’il sauve sa dignitas par la mort, qui le préserve du pardon césarien. En d’autres termes, l’intention prime sur l’acte et, comme l’écrit l’auteure, le sang dissimule plus qu’il ne lave.
« D’allure fort disparate de prime abord, cet ensemble de contributions forme, en réalité, bel et bien un corps » (p. 37). D’évidence, la promesse de Caroline Husquin et Cyrielle Landrea est respectée. Le volume est un tout composé de parties qui se répondent, le lecteur ayant pour mission d’identifier les échos et les dissonances entre les auteurs. Bien que les dix-sept contributions couvrent une grande partie de la chronologie de la République, le cœur du propos concerne les périodes médio et – plus encore – tardo‑républicaines. Au‑delà des effets de source, cela n’est pas très surprenant : l’expansion territoriale de Rome et le recours de plus en plus affirmé à des formes personnelles de pouvoir contribuent à accentuer les rivalités, au point que les blessures aristocratiques s’avèrent être de plus en plus profondes et, dans certains cas, incurables. Il convient enfin de souligner la qualité formelle du livre, riche d’une bibliographie pléthorique et d’un index général qui permet de naviguer facilement entre les contributions. Certes, le lecteur trouvera tel article plus convaincant et mieux écrit que tel autre, mais c’est le lot de toute aventure collective. Là n’est pas le plus important : ce livre est un jalon historiographique qui en appelle d’autres.
Jérôme Kennedy, Université de Lille
Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 601-605
[1]. M. Jacotot, Question d’honneur, Les notions d’honos, honestum et honestas dans la République romaine antique, Rome 2013.
[2]. Le Prestige à Rome à la fin de la République et au début du Principat, R. Baudry, Fr. Hurlet éds., Paris 2016.
[3]. Rennes 2019.
[4]. Rennes 2020.
[5]. Les Chauves, histoire d’un préjugé dans la Rome antique, Paris 2025.
[6]. Honneur et dignité dans le monde antique, Rennes 2023.
[7]. Qui a depuis publié : Manus : une autre histoire de Rome, Paris 2024.
