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Si les récits mythiques, les héros et leurs exploits ont donné aux sculpteurs un répertoire d’images bien connues, confronté à la rareté des témoignages sur la perception que les Grecs avaient de l’iconographie monumentale de leurs sanctuaires, l’observateur du XXIe siècle a bien du mal à cerner le regard grec et à l’interpréter. Le mérite de Judith M. Barringer (JMB) est de poser la question de la portée des mythes dans l’iconographie monumentale et de tenter d’y répondre en mettant au service de son projet toute sa compétence d’archéologue et d’historienne de l’art. L’interprétation proposée dans cet ouvrage de 267 pages, abondamment illustré, est fondée sur une conviction : ni le hasard ni l’esthétique ne peuvent rendre compte de la prédominance de certains schèmes à l’époque classique. L’efficacité des scènes mythiques doit donc s’expliquer par le contexte religieux et social.
Sa démonstration s’appuie sur 4 sites archéologiques : Olympie, Athènes, Delphes, et Trysa, Bassai et son temple n’intervenant que comme élément de comparaison. Les 5 chapitres – deux étant consacrés à Athènes – sont reliés entre eux par les trois mythes : la Centauromachie, l’Amazonomachie, et à un degré moindre, par l’Ilioupersis, que les monuments de ces sites ont illustrés. Les sources littéraires sont privilégiées comme clef de lecture de l’iconographie monumentale, et en tout premier lieu Pausanias qui sert de guide dans l’interprétation des monuments. L’épigraphie à laquelle est rendu un hommage obligé dans l’introduction (p. 7), joue un rôle mineur, les inscriptions n’étant pas d’ailleurs répertoriées dans l’index.
Chaque chapitre sait allier la rigueur de la méthode à la finesse de l’analyse. Les monuments sont présentés selon un plan invariable qui leur donne sens dans l’espace sacré, dans le rituel et dans une perspective historique qui n’exclut ni l’efficacité politique ni la dimension culturelle. L’ouvrage s’ouvre par l’étude d’Olympie. Ce premier chapitre (p. 8-58) souligne l’importance du temple de Zeus dans le paysage sacré. De fait, il devait attirer les regards des athlètes et des visiteurs. Or, c’est avec le fronton ouest du temple qu’est mise en image pour la première fois la Centauromachie dans l’architecture sacrée. Dans la démonstration de JMB, le monument est le miroir d’une idéologie héroïque qui assimile la victoire de l’athlète à celle du guerrier pour exprimer la même excellence consacrée par Zeus, et dont témoignent les inscriptions et les offrandes, et ce jusqu’au Philippeion, tholos érigée en hommage à Philippe, fils d’Amyntas (dont le nom est mal transcrit, p. 54). Les deux chapitres suivants forment un diptyque athénien fondé sur la lecture de l’Acropole (p. 59‑108) et de l’Agora (p. 109‑143), interprétées principalement autour de deux thèmes que les titres explicitent : « Female Power, and State Religion » et « Making Heroes in the Athenian Agora ». À une présentation négative du féminin qu’exposerait le Parthénon, et en particulier la frise de Phidias, l’auteur oppose une mise en images de l’importance des femmes dans la société athénienne, importance que les mythes viennent confirmer quand ils sont réactualisés par les rituels – des arrhéphores aux canéphores de la procession des Panathénées. Il s’agit d’exprimer aux yeux de tous « l’idéologie athénienne sur la citoyenneté et sur le rôle des femmes dans la société » (p. 108). En contrebas, sur l’Héphaisteion Thésée et Héraclès sont proposés en modèles aux éphèbes et aux citoyens athéniens. Leur efficacité redouble celle du groupe statuaire des Tyrannoctones, installé sur l’agora, pour créer un paysage visuel édifiant qui rapproche Héraclès, fils de Zeus, de Thésée, champion de la démocratie. Dans le quatrième chapitre au titre ambitieux : « Myth and Religion at Delphi » (p. 144‑170), l’auteur s’intéresse précisément au rôle joué par les Athéniens jusqu’en 327/6 dans la reconstruction du temple d’Apollon après sa destruction par le séisme de 373/2, suivi par un glissement de terrain. À l’interprétation religieuse traditionnelle qui met en relation l’apparition sur le site de Dionysos et des Thyiades, avec le succès des cultes dionysiaques à l’époque, est opposée l’hypothèse plus politique selon laquelle les Athéniens ont tenté de renforcer par l’iconographie monumentale leur mainmise idéologique sur Delphes, dans un temps où ils étaient en difficulté face à la puissance macédonienne. Le dernier chapitre (p. 171‑202) : « The Cult of the Individual and the Realm of the Dead » est consacré à l’herôon lycien de Gjölbaschi-Trysa (380-370), exposé à Vienne. Ce monument, moins étudié que celui de Xanthos ou que celui d’Halicarnasse, tout à fait original par sa composition, présente pour la première fois la Centauromachie dans un contexte funéraire. Avec les autres récits mythiques, cette scénographie contribue à créer une « visual analogy » entre la vie terrestre du dynaste, commanditaire du monument, et l’idéal héroïque auquel il veut être associé dans la mémoire des hommes. La conclusion (p. 203‑212) souligne la malléabilité des mythes et l’habileté des sculpteurs à les mettre au service d’un programme idéologique. Puis dans un second temps, l’auteur relève la faveur dont ce répertoire iconographique a joui, que ce soit à Pergame ou dans le monde romain. Cette façon d’ouvrir des pistes aux confins du monde grec ou dans l’Athènes romaine, n’a pas tant pour but de tracer les limites de l’ouvrage que de souligner la fécondité de la méthode choisie et la justesse de la perspective historique pour comprendre l’archéologie et l’iconographie.
Cet ouvrage clair et bien structuré est convaincant. On peut s’étonner que la question de la couleur soit à peine mentionnée, que des sources comme la tragédie soient peu sollicitées. Si la synthèse séduit par son habileté, elle peut sembler parfois trop infléchie dans le sens recherché par l’auteur. Ainsi, du sanctuaire d’Olympie le féminin n’est pas absent grâce à Hippodamie et aux yeux des femmes qui participent aux Heraia. La bibliographie, principalement en langue anglaise, ne peut être que lacunaire, étant donné l’ampleur du livre et l’ambition de son auteur. La seule étude française qui contribue à la démonstration est celle de M.‑C. Villanueva-Puig sur les Thyiades (Rome, 1986). JMB semble ignorer l’ouvrage de Bernard Holtzmann sur l’Acropole (Paris, Picard, 2003) et les articles d’Adalberto Giovannini (Historia 39, 1990, p. 129-148 ; Historia 46, 1997, p. 145‑157), ce qui la conduit à reprendre le point de vue traditionnel sur le tribut des alliés de la Ligue de Délos et sa contribution aux constructions de la colline sacrée à partir de 454 (p. 62-63). L’autel de Pergame est présenté comme « l’autel de Zeus », ce qui est une interprétation héritée d’une ancienne erreur, comme le rappelle François Queyrel (Paris, Picard, 2005).
Certes, comme on ne saura jamais si d’Olympie à Delphes, les Grecs établissaient des liens entre les mythes représentés, la clarté de la synthèse risque d’être illusoire. Néanmoins, le mérite de cette étude d’histoire culturelle est d’interpréter le répertoire mythique dans une perspective historique et de montrer comment l’esthétique peut être mise au service du politique et de l’idéologie dominante par l’habileté des sculpteurs qui savent suggérer des analogies visuelles entre le monde terrestre et l’idéal héroïque, adaptées à un monument, à un paysage sacré et à un projet mémoriel.

Geneviève Hoffmann