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Éminent spécialiste de la cité de Rhodes dans l’Antiquité, Nathan Badoud s’est fait connaître ces dernières années par toute une série de travaux importants sur le sujet, parmi lesquels un livre de référence sur Le temps de Rhodes. Une chronologie des inscriptions de la cité fondée sur l’étude de ses institutions, paru à Munich en 2015[1]. Curieux de tout ce qui touche aux Rhodiens, il s’est intéressé, non seulement à leurs inscriptions et à leurs timbres amphoriques, mais aussi par exemple aux statues produites par leurs sculpteurs. Ainsi a-t-il travaillé, dans ce dernier cas, sur l’Apollon de Piombino[2], la Victoire de Samothrace[3], le Laocoon[4], autant d’œuvres sur lesquelles N. Badoud a porté un regard nouveau. C’est dans le même esprit qu’il faut lire l’ouvrage que celui-ci vient de publier sur la statue rhodienne de loin la plus célèbre de toutes, élevée au rang de Merveille du monde antique : le Colosse de Charès de Lindos, ou plutôt de Rhodes comme le souligne fort justement l’auteur.

La question n’est pas nouvelle dans les réflexions de N. Badoud. Déjà, en 2011[5], ce dernier s’était interrogé sur le sens même du mot κολοσσός. L’année suivante[6], il avait aussi cherché à savoir à quoi ressemblait la statue. De ces réflexions N. Badoud a tiré la synthèse à l’origine de ces lignes. Mais que l’on ne s’y trompe pas ; le travail accompli n’est pas une simple compilation d’idées exposées il y a maintenant plus de dix ans. Rassemblant et soumettant à une critique serrée toutes les sources, en particulier épigraphiques et archéologiques, relatives au Colosse, l’auteur entreprend cette fois de montrer la statue « as what it was » (p. 5), débarrassée des nombreuses inexactitudes véhiculées par une tradition multiséculaire.

Après avoir indiqué, dans un premier temps, ce que Hélios, dont le Colosse portait le visage, représentait aux yeux des Rhodiens, N. Badoud, d’après la septième Olympique de Pindare, indique le rôle important joué par les Ératides, en particulier Dorieus fils de Diagoras, dans le choix de ce dernier comme divinité tutélaire de leur cité lors du synœcisme de 408 a.C. Son absence du panthéon des trois cités antérieures à la fusion (Kamiros, Ialyssos, et Lindos), faisait d’ailleurs de lui un candidat dont la « neutralité » ne pouvait que convenir à tous les habitants de l’île. N. Badoud rappelle, après bien des débats sur le sujet, que le nom donné à la statue de Charès ne tient pas à sa grandeur démesurée, comme le terme κολοσσός porterait à le croire de prime abord. En vérité, l’étude du mot et des sources auxquelles il est associé (depuis les auteurs classiques et l’épigraphie jusqu’à l’archéologie monumentale et les timbres amphoriques) invite plutôt à y voir avant tout « une figure immobile, destinée à abriter, soit un dieu dont on voulait s’assurer le pouvoir protecteur, soit une personne que l’on souhaitait impliquer dans un rituel magique. Ainsi, le κολοσσός différait du kouros (ou de la korè), que les inscriptions présentent clairement comme étant un « signe” prenant la place d’une personne absente. Il ressemblait davantage à l’hédos, siège de la divinité dans les sanctuaires grecs, bien qu’il ne semble jamais avoir servi de statue de culte » (p. 50 nous traduisons). C’est seulement à partir du IIe siècle a.C., Polybe étant le premier à en faire état, que le terme, associé au gigantisme du Colosse, a pris le sens qu’on lui connaît aujourd’hui.

Du créateur de la statue, dont on sait très peu de choses, N. Badoud note que Charès, dont il situe la naissance vers les années 340 a.C. et que Pline l’Ancien[7] fait l’élève du sculpteur Lysippe, a peut-être travaillé, sous la direction de ce dernier, à la réalisation du Zeus et de l’Héraclès monumentaux de Tarente, à moins que, ce que l’auteur juge beaucoup plus probable, l’enseignement du maître ait été dispensé directement à Rhodes où son nom est associé à la fonte de statues comme le quadrige des Rhodiens mentionné également par Pline. De sa production personnelle, si ce n’est le Colosse, nous ne savons presque rien et « the hypotheses formulated to augment the corpus of works attributed to the sculptor are not convincing » (p. 61). Même la mort de Charès, qu’une mauvaise appréciation des coûts de construction du Colosse aurait conduit au suicide, doit être considérée avec prudence tant la source y faisant allusion, en l’occurrence Sextus Empiricus[8], prête le flanc à la critique.

Jusqu’à ce jour, ce que l’on sait du Colosse à proprement parler était aussi pour le moins limité, voire encombré d’inexactitudes comme la soi-disant destruction de ses vestiges par les Arabes au VIIe siècle de notre ère, remise à sa juste place par N. Badoud. Reprenant le dossier sur des bases nouvelles, ce dernier rappelle que la statue, réalisée en bronze et haute de 70 coudées (environ 34 mètres), fut édifiée, sur une base en marbre d’environ 2 mètres de haut, en souvenir de la victoire des Rhodiens sur Démétrios Poliorcète lors du siège que celui-ci leur imposa en 305/304 a.C. Une épigramme, dont l’Anthologie palatine (VI, 171) semble avoir gardé la mémoire malgré les critiques à ce sujet, aurait d’ailleurs été gravée sur la base (dès la fin des travaux de construction) pour rappeler, mais pas seulement, ce haut fait d’arme. Par ailleurs, il fallut douze années à Charès, probablement entre c. 295 et c. 283 a.C., pour venir à bout d’un chantier financé grâce au butin amassé par les vainqueurs sur le champ de bataille et dont la vente rapporta 300 talents (soit 180 000 drachmes) selon Pline l’Ancien. Enfin, de toutes les Merveilles du monde antique, le Colosse eut la durée de vie la plus courte dans la mesure où un violent tremblement de terre, survenu sans doute en 227 a.C., causa son effondrement définitif. Les morceaux de la statue ruinée, qu’un oracle interdisait de remonter, restèrent sur place plusieurs siècles avant de disparaître des sources au IIe siècle p.C. et, peut-être, d’être envoyés à la fonte à la fin du IVe siècle, quand le christianisme devint la seule religion officielle de l’Empire romain. Cette hypothèse contredit l’histoire selon laquelle les vestiges du Colosse, voire la statue encore debout à en croire notamment Eusèbe de Césarée[9], qui doit confondre celle-ci avec le Colosse de Néron à Rome, auraient subsisté jusqu’à la prise de Rhodes par les Arabes en 653/654. C’est alors qu’un marchand d’Émèse les aurait achetés et enfin envoyés à la fonte. Mais ce récit, pris longtemps pour une vérité historique, est en réalité une invention de l’astrologue Théophile d’Édesse, dans la seconde moitié du VIIIe siècle.

Afin d’élever une statue en métal dont la hauteur demeura un record jusqu’au dévoilement de la Liberté éclairant le monde à New York en 1886, N. Badoud, d’après le témoignage précieux du pseudo-Philon de Byzance, rapproche la façon révolutionnaire dont elle a été réalisée (par superposition d’assises horizontales coulées sur place dans un énorme monticule de terre au lieu du coulage traditionnel en pièces détachées) avec celle, très voisine, ayant permis la fabrication, aux VIIIe et XIIIe siècles p.C., des Grands Bouddahs en bronze de Nara et de Kamakura au Japon. Pour assurer la stabilité de l’ensemble, l’intérieur du Colosse abritait des blocs de pierre reliés entre eux et aux parois de la statue par des barres de métal. Par ailleurs, d’après des estimations calculées au plus juste par N. Badoud, 400 tonnes de bronze environ auraient été utilisées pour les coulées, soit un coût d’environ 150 talents d’argent pour acquérir la matière. Les 150 autres talents nécessaires pour atteindre la somme donnée par Pline l’Ancien (et qu’il n’y a pas lieu de contester de prime abord) ont sans doute servi à se procurer les autres matériaux (pierre, fer, bois, charbon de bois, etc.) indispensables à la construction, mais aussi à payer la main d’œuvre et Charès lui‑même.

En ce qui concerne l’aspect général du Colosse, dont on a cru discerner le visage sur des pièces de monnaie ou dans des portraits sculptés, N. Badoud rappelle que la statue, à l’image d’Hélios, avait au moins une allure anthropomorphe, certainement fixe et immobile comme le suggère le mot κολοσσός. Ainsi les jambes devaient‑elles être jointes, les bras pressés contre le corps, tandis que des rayons métalliques (peut‑être dorés) symbolisant l’astre solaire jaillissaient sans doute de la tête.

Ainsi conçue et d’après l’interprétation séduisante que N. Badoud fait de l’épigramme transmise par l’Anthologie palatine, la statue de Charès visait, non seulement à célébrer l’exploit militaire de 305/304 a.C., mais aussi à rappeler les origines doriennes de la cité (les kolossoí étant originaires du Péloponnèse) et « à assurer la stabilité de l’empire maritime et terrestre (rhodien) né en 304 av. J.‑C. en plaçant définitivement Hélios en son centre » (p. 105 nous traduisons). Comme elle, le texte qui l’accompagnait ne laissa pas indifférents ceux qui en prirent connaissance, à commencer par Lycophron de Chalcis qui, dans son poème Alexandra composé vers 270 a.C., attribua aux Romains « la monarchie sur terre et sur mer » (v. 1229‑1230), comme l’épigramme gravée au pied du Colosse le faisait à l’intention cette fois des Rhodiens. De même, au tournant des IIIe et IIe siècles a.C., le poète Alcée de Messène produisit des vers dans lesquels Philippe V de Macédoine, nouveau maître de la terre et de la mer, lavait quelque part l’affront subi par son prédécesseur un siècle plus tôt[10].

Cette allusion simultanée à la terre et à la mer amène N. Badoud à s’interroger sur l’endroit où le Colosse était exposé. Les sources étant muettes sur le sujet, bien des hypothèses ont été formulées : dans le port de Rhodes, dans où près du célèbre deigma, sur l’agora, ou bien encore dans le secteur de l’« acropole supérieure », à son sommet ou sur son versant méridional, là où se trouvaient le stade et le complexe religieux dans lequel N. Badoud a reconnu un sanctuaire d’Apollon et Artémis. Montrant qu’aucune de ces localisations ne saurait donner satisfaction, N. Badoud propose de chercher vers l’« acropole inférieure », là où a été construit notamment le palais du Grand Maître des Hospitaliers. De cet endroit, le Colosse pouvait voir la Pérée, extension territoriale de Rhodes sur le continent asiatique, et en était vu. Par ailleurs, à l’appui de l’épigraphie, N. Badoud pense que le sanctuaire d’Hélios devait aussi se trouver là et que, logiquement, la statue y prenait sans doute place : « l’épigramme gravée sur le socle de la statue prouve qu’elle fut édifiée sur une hauteur et qu’elle symbolisait la domination rhodienne sur la Pérée. L’acropole “supérieure” étant le domaine d’Athéna Polias et de Zeus Polieus, l’acropole “inférieure” reste le seul emplacement possible pour la statue, qui aurait été ainsi parfaitement visible depuis le continent asiatique. La raison pour laquelle les Rhodiens ont décidé de faire de leur kolossós la plus grande statue du monde est claire : elle devait relier visuellement les deux parties de leur empire, la “mer” et la “terre”, Rhodes et la Pérée » (p. 163 nous traduisons).

L’apparence du Colosse étant tout aussi imprécise, bien des auteurs donnèrent à celui-ci des allures très variées et plus ou moins fantaisistes, bien loin de la prudence à laquelle invite N. Badoud. Aux XIe et XVe siècles, dates des premières représentations connues en Orient et en Occident, la statue prit ainsi l’aspect d’un homme nu debout sur une colonne, une lance et une épée dans les mains, puis d’un guerrier équipé comme à l’aube de la Renaissance. Plus tard, le Colosse fut réduit à l’état de colonne, sans doute en raison d’une mauvaise compréhension de la comparaison que Constantin VII Porphyrogénète fit, au Xe siècle, entre la statue et l’obélisque muré de Constantinople. Plus tard encore, c’est sous des traits inspirés de l’Apollon du Belvédère, un arc au lieu de l’épée dans une main (la lance cédant ensuite la place à un pot à feu promis à un brillant avenir), un carquois dans le dos, qu’il apparaît dans un dessin réalisé, avant 1570, par l’illustrateur et peintre français Antoine Caron. Non moins originale est la description proposée par l’antiquaire lyonnais Guillaume du Choul qui, en 1547, mit des instruments de musique dans le corps d’Hélios et, autour de son cou, un miroir dont le reflet pouvait être vu depuis l’Égypte (!). Mais l’image la plus célèbre, car la plus spectaculaire, que l’on associe à l’œuvre de Charès vient du peintre hollandais Maerten van Heemskerck qui, dans les années 1530, reprit l’idée, parfois avancée dès le XIVe siècle, de lui faire enjamber l’entrée du port de Rhodes. Pourtant, comme le souligne N. Badoud, cette restitution, née d’une interprétation erronée des vestiges d’une tour protégeant le port militaire de Rhodes dans l’Antiquité, est inconcevable pour des raisons notamment techniques et pratiques évidentes. C’est pourquoi, l’idée de placer le Colosse sur une base unique trouva dans le peintre et graveur italien Antonio Tempesta l’un de ses premiers illustrateurs en 1608. Cependant, la légende du géant enjambant le port de Rhodes perdura avec force, s’imposant jusqu’en Extrême‑Orient et dans le cinéma, mais aussi dans la littérature scientifique jusqu’au début du XXe siècle. À ce moment et du moins dans ce milieu, la présence du Colosse sur une base unique était désormais privilégiée, mais l’inauguration de la Liberté éclairant le monde à New York ne manqua pas d’influencer les restaurateurs, tant dans l’aspect de la statue (une torche en main) que dans sa localisation (encore et toujours dans un port), mais aussi l’épithète Éleuthérios attribuée parfois à un Hélios que l’on a vêtu à l’occasion pour cacher sa nudité et auquel on aurait donné quelques coups de peinture dorée.

De ces représentations, toujours solidement ancrées dans l’imaginaire collectif pour certaines d’entre elles, le livre de N. Badoud fait un sort heureux dans la mesure où, comme on l’a vu, il éclaire d’un jour nouveau le chef-d’œuvre de Charès. Non seulement ce dernier répond désormais en tout point à la définition de ce qu’est d’abord un κολοσσός, à savoir une statue dorienne, immobile et magique, mais il aide aussi à comprendre les véritables circonstances de son élévation hors-norme, qu’il ne faut pas tant lier au souvenir du siège de 305/304 a.C. qu’à ses conséquences : l’intégration de la Pérée dans le territoire rhodien. De même, il met à la disposition du lecteur des éléments inédits ou trop peu pris en compte jusqu’à présent sur la localisation du Colosse, sur son allure ou bien encore sur la technique de fabrication, pour le moins originale, utilisée par Charès. Ce faisant, si N. Badoud dépouille la statue de tout le cadre fabuleux auquel les siècles l’ont progressivement associée, on ne referme cependant pas son livre sans être toujours ébloui par ce que le génie humain a pu produire dans l’Antiquité et sans cesser de penser que le Colosse de Rhodes a bien mérité de figurer parmi les Sept Merveilles du monde antique.

 

Fabrice Delrieux, Université de Savoie

Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 596-600

 

[1]. Cf. notre compte rendu dans REA 117, 2015, n° 2, p. 687-693.

[2]. « L’Apollon de Piombino », JS 2018, p.185‑288.

[3]. « La Victoire de Samothrace, défaite de Philippe V », RA 2018, p. 279-305.

[4]. « Le Laocoon et les sculptures de Sperlonga : chronologie et signification », AK 62, 2019, p. 71-95.

[5]. « Les colosses de Rhodes », CRAI 1, 2011, p. 111-152.

[6]. « L’image du colosse de Rhodes », MMAI 91, 2012, p. 5-40.

[7]. Histoire Naturelle, XXXIV, 41.

[8]. Contre les logiciens, I, 107.

[9]. Chronicon, II, Ad Olymp. CCII, p. 158 et CCXL, p. 174 (éd. Schoene 1876) et J. Malalas, Chronicon Paschale, I, p. 476, l. 6-7 (éd. Dindorf 1832).

[10]. Anthologie palatine, IX, 518.