C’est d’une figure déjà bien connue que s’emparent, dans cet essai passionnant et magistral, Paulin Ismard (I.) et Arnaud Macé (M.) : Clisthène, père de la célèbre réforme territoriale et institutionnelle athénienne de 508/507, dont le nom est depuis longtemps associé à l’avènement de la démocratie dans la cité attique. Tout l’intérêt de leur ouvrage réside précisément dans une approche novatrice et originale qui s’inscrit à rebours de la tradition historiographique déjà riche autour de l’œuvre clisthénienne. Premier jalon de cette tradition, Clisthène l’Athénien[1], mettait l’accent sur les modèles philosophiques et artistiques de la réforme politique de Clisthène. Trente ans plus tard, lors de la commémoration du 2500e anniversaire de la réforme, les colloques organisés à Paris, en Grande-Bretagne et aux États-Unis soulignaient le lien entre les principes structurels de la démocratie athénienne et l’action clisthénienne. En 2011, l’ouvrage collectif Clisthène et Lycurgue d’Athènes[2], inaugurait une première réflexion sur les phénomènes de continuité entre l’avant et l’après-réforme clisthénienne. Ce bref rappel historiographique est indispensable pour saisir la nouveauté de cet ouvrage sur ce sujet et pour souligner la singularité de la réflexion proposée par I. et M. : délaissant les inspirations philosophiques et les idéaux politiques qui auraient encadré la réforme d’un génial Clisthène, leur démarche privilégie des « formes de rationalité pratiques éclairant le fonctionnement du politique dans le monde des cités » (p. 16). Les auteurs abandonnent ainsi une approche intellectualiste de la réforme clisthénienne pour mettre en avant son appui sur des savoirs vernaculaires, en particulier comptables, maîtrisés et pratiqués quotidiennement par la majorité de la population athénienne. La réforme de Clisthène devient donc, sous leur plume, moins un acte de rupture né de l’esprit d’un grand homme que l’association entre un savoir collectif autour des jeux de nombre et un individu capable de l’appliquer à un projet politique ambitieux. Cette hypothèse force à repenser plusieurs problématiques irrésolues de la réforme de 508/507 : l’oubli de Clisthène dans la mémoire démocratique collective, la finesse mathématique du découpage et de la redistribution territoriale, ou encore la compréhension en apparence générale d’un système pourtant complexe.
Cette réflexion condensée (178 pages de texte) s’articule en cinq chapitres en suivant un raisonnement clair et synthétique : après la présentation des réformes clisthéniennes (chap. 1) et la formulation de l’hypothèse de travail (chap. 2), trois chapitres présentent plusieurs aspects de la culture mathématique et des jeux de nombre et de classement en Grèce archaïque. L’ouvrage se clôt sur un glossaire ainsi que sur une bibliographie, courte mais adaptée à un lectorat large et potentiellement non-spécialiste. Le propos est régulièrement ponctué de schémas, particulièrement appréciables dans les sections portant sur des questions de mathématiques, en particulier de répartition ou de dénombrement.
Le chap. 1 (« L’évènement clisthénien ») s’ouvre sur un constat historiographique : le nom de Clisthène est associé, depuis G. Grote, à l’invention de la démocratie athénienne. Le réformateur aurait ainsi placé les citoyens dans un rapport d’égalité et rompu les anciens liens de solidarité communautaires, affirmant par là une nouvelle définition de l’identité athénienne. I. et M. identifient cependant trois « fissures » (p. 28) qui mettent en péril cette vision rationaliste de la réforme de 508/507. Tout d’abord, la dimension géométrique du redécoupage clisthénien, qui semble faire abstraction de la réalité géographique et sociale du territoire civique, est remise en cause : la réforme aurait plutôt institutionnalisé des liens communautaires déjà existants. I. et M. s’appuient ici sur les travaux déjà connus de G. Stanton et de F. de Polignac sur la composition des tribus. La deuxième fissure soumise à l’enquête est celle du rôle réel joué par l’individu Clisthène : les auteurs, à rebours d’une partie de l’historiographie qui fait du grand homme un génie solitaire, posent la question légitime et cruciale du soutien collectif apporté à une réforme complexe et innovante. Ils s’attaquent ainsi au problème de l’oubli dont est frappé Clisthène dans la mémoire de la cité : ils réévaluent, à la lecture des témoignages d’Aristote et d’Hérodote, le poids décisif du soulèvement populaire contre l’ingérence spartiate, soulèvement provoqué en l’absence de Clisthène. Enfin, une dernière fissure est celle de la vocation purement politique de la réforme : un fragment de Cleidemos sur les naucraries permet de réaffirmer sa finalité militaire, en particulier vis-à-vis de la marine de guerre. La conclusion de cet exposé préliminaire est sans appel : l’évolution sensible de l’historiographie sur les mobilités et les représentations archaïques nécessite un nouvel examen des inspirations qui permirent la réforme de Clisthène. Cette nouvelle histoire de la réforme de Clisthène devrait donc, d’après I. et M., prendre ses distances avec une vision jusque-là « idéaliste, individualiste et élitiste » (p. 48).
C’est dans cette optique que le chap. 2 (« Notre hypothèse ») développe le fil rouge de l’ouvrage : c’est à un art du nombre, déjà présent chez Homère, que l’on doit les expériences archaïques de remodelages civiques, aussi bien à Athènes que dans d’autres cités grecques. Faisant appel, dans la lignée de C. Jacob, à la revalorisation des lieux de savoir vernaculaires, I. et M. attribuent le succès de la réforme clisthénienne à un savoir collectif autour des nombres, largement partagé et transmis de génération en génération, reposant sur « des savoirs arithmétiques rudimentaires » (p. 58). Cet art du nombre aurait d’abord eu la guerre comme terrain d’expérimentation, dans la tradition homérique puis par le biais des traités de tactique, qui soulignent les avantages de pouvoir varier les formations des troupes et en maîtriser la distribution sur le terrain. La revalorisation militaire de la réforme, esquissée au chapitre précédent, dévoile ici toute son importance méthodologique : c’est dans l’organisation militaire que l’art du nombre est mis au service de la « capacité d’action collective » (p. 70).
Le chap. 3 (« Trois jeux pour construire la cité ») présente le détail de cet art du nombre, dont les auteurs trouvent dans les Lois de Platon un témoin exemplaire. Plutôt que la symbolique numérologique chère aux pythagoriciens, les mathématiques présentes dans les Lois préfèrent l’art du calcul élémentaire, central dans le modèle éducatif de la cité idéale : elles servent « une double vocation pratique dans la cité » (p. 74), celle de la tactique militaire et celle de la mobilisation collective. Les auteurs suggèrent alors de mettre en parallèle les jeux arithmétiques proposés aux jeunes Magnètes et les opérations élémentaires pratiquées par les héros de l’Iliade. Ils en déduisent trois jeux de calculs, chacun associé à un héros achéen. Le jeu d’Ulysse consiste à savoir diviser un tout en parts égales : dans le chant ix de l’Iliade, il doit répartir le gibier obtenu à la chasse entre ses navires. Cette opération est également présente dans les Lois, par le biais d’un jeu arithmétique dans lequel les enfants doivent faire varier la part distribuée à chacun selon le nombre de récipiendaires. Le jeu d’Agamemnon, quant à lui, repose sur une compétence bien utile à un chef de guerre : savoir dénombrer par appariement. Dans l’exercice platonicien, il s’agit seulement de constituer des paires de lutteurs et de boxeurs, grâce à un tirage au sort documenté dans l’Hermotime de Lucien. Agamemnon emploie, dans le chant II de l’Iliade, une variante de ce jeu pour comparer la taille de l’armée grecque et de l’armée troyenne. Enfin, le jeu de Nestor fait appel à la recombinaison, c’est‑à‑dire la capacité à réorganiser des sous-groupes en s’appuyant sur des critères de classement différents. Nestor en fait usage à plusieurs reprises pour varier les formations tactiques de ses troupes, améliorant ainsi la performance collective de l’armée. Cette même compétence est enseignée aux jeunes Magnètes par le jeu des coupes, dans lequel on doit répartir en sous-groupes des coupes de métaux différents selon des objectifs variables (sous-groupes homogènes, hétérogènes, représentatifs). Les Lois opèrent enfin le transfert de ces jeux mathématiques depuis le domaine militaire dans celui de l’organisation civique : dans le livre V, le projet platonicien s’appuie sur un corps citoyen composé de 5040 individus, un nombre qui permet de faire jouer les trois opérations élémentaires identifiées par I. et M. Lors de la fondation de la cité des Magnètes, on divise le territoire en parts égales qui seront appariées avec les citoyens (jeux n°1 et 2) ; la grande variété des diviseurs de 5040 permet de facilement recomposer le corps citoyen selon les exigences des institutions sociales et politiques (jeu n°3).
Une fois ces jeux mathématiques exposés, il reste à démontrer leur rôle dans la conception de la réforme clisthénienne, voire dans l’ensemble du monde grec du VIe siècle. C’est donc à une entreprise de comparaison qu’est dédié le chap. 4 (« Recomposer la cité »), dans lequel I. et M. mobilisent plusieurs cas pour éclairer celui d’Athènes : Cyrène, Corinthe, Érétrie, Sycione, Argos et la Thessalie. Démonax, chargé de recomposer le corps citoyen de Cyrène en y intégrant de nouveaux individus, doit ainsi faire appel aux jeux n°1 et 3 : il recompose les tribus de la cité en groupes de taille égale et constitués à parts égales de Théréens, de Péloponnésiens et d’insulaires. D’après les témoignages de Pausanias et Nicolas de Damas, le synœcisme corinthien conduit à la fondation de huit tribus décomposées en seize demi-parts (hêmiogdooi) et au découpage du territoire corinthien en trois districts (centre, nord et sud). L’appariement de groupes de population à des portions de territoire repose, cette fois, sur les jeux n°1 et 2 : la population n’est pas répartie de manière homogène entre les tribus, mais chacune de ses sous-divisions se voit attribuer une section du territoire civique. Le cas érétrien permet lui aussi de faire intervenir les trois jeux platoniciens : la superposition de cinq districts territoriaux et de six ou huit tribus implique un système de double division pour parvenir à un ensemble institutionnel efficace. I. et M. survolent plus rapidement les trois derniers exemples convoqués : la vaste gamme des pratiques combinatoires attestées dans les réformes du VIe siècle permet de poser sérieusement la question du caractère panhellénique de cet art du nombre. Les auteurs soulignent, dans les derniers mots de ce chapitre, deux conclusions majeures : d’une part, l’importance du vecteur militaire dans la mobilisation des connaissances arithmétiques élémentaires ; d’autre part, la possibilité d’une « typologie des stratégies d’application de l’art du nombre à la cité » (p. 142). Deux cas de figure non exclusifs semblent en effet se dégager : celui des cités qui apparient des portions de population et de territoire et celui des cités qui redivisent et recomposent leur population pour mieux la brasser.
L’hypothèse centrale de l’ouvrage – le rôle joué par les savoirs arithmétiques élémentaires et collectifs dans la conception et la mise en place de la réforme clisthénienne – est portée par des arguments forts et détaillés, tout en demeurant parfaitement lisibles pour un lectorat large. L’approche originale de cet ouvrage renouvelle assurément l’analyse traditionnelle de la réforme de Clisthène : tout en reprenant la question des inspirations chère aux auteurs de Clisthène l’Athénien, I. et M. y offrent une réponse qui laisse toute sa place aux savoirs collectifs du dèmos et met à distance la figure du génie providentiel.
Les pistes explorées dépassent d’ailleurs très largement le cadre de la réforme de Clisthène et ouvrent de nouvelles perspectives pour l’étude à la fois des réformes institutionnelles grecques de la fin de la période archaïque en général et de la démocratie athénienne classique en particulier. De nombreuses interrogations persistant sur les institutions démocratiques athéniennes pourraient en effet être utilement éclairées par le schéma explicatif proposé par I. et M. pour la réforme de 508/507. On pensera, par exemple, à la complexité étonnante du tribunal athénien du IVe siècle, tel qu’il est décrit par Aristote : non seulement la machine à tirer au sort, mais encore la procédure de constitution quotidienne du tribunal dans son ensemble font intervenir de multiples phénomènes d’appariement et de redivisions. La capacité des Athéniens à se compter et à comparer la population de chaque dème pour établir des quotas bouleutiques proportionnels, contemporains à la réforme de Clisthène, trouve aussi un écho tout particulier dans ces exercices mathématiques, notamment avec celui d’Agamemnon.
Les mécanismes arithmétiques collectivement maîtrisés, présentés ici pour la réforme de Clisthène, pourraient ainsi expliquer, dans une continuité chronologique séduisante, la mise en place d’autres réformes institutionnelles de la cité démocratique et leur acceptation en apparence immédiate et générale par le corps citoyen. À cet égard, une analyse plus développée de ces procédures démocratiques classiques (seulement évoquées à la p. 157) nous paraît particulièrement intéressante, et ce d’autant plus qu’elles permettent d’interroger plus avant le lien entre le régime démocratique et le recours aux mathématiques élémentaires dans la construction civique. Cette nouvelle perspective sur la réforme clisthénienne questionne en effet ses liens avec le modèle démocratique : I. et M. démontrent avec brio que les calculs mathématiques encadrant la réforme athénienne ont pu être mis en œuvre dans d’autres cités, quel que soit leur régime politique. Le fameux « mélange » des citoyens qu’aurait entraîné la réforme de Clisthène n’est, à la lecture des exemples donnés par les auteurs, pas une spécificité démocratique – un flottement qui est aussi un écho de la difficile interprétation fournie par Hérodote et Aristote sur les effets politiques de la réorganisation territoriale et du nouveau mode de recrutement du Conseil. En quoi, à la lumière de ce nouveau modèle explicatif, la réforme clisthénienne constitue-t-elle un évènement démocratique ? Loin de constituer une critique, cette remarque finale souligne au contraire l’envergure et la richesse des pistes de réflexion ouvertes par cet ouvrage.
Nina Roux, Université de Reims Champagne-Ardenne, UMR 8210 ANHIMA
Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 583-587
[1]. P. Lévêque, P. Vidal-Naquet, Paris 1964.
[2]. V. Azoulay, P. Ismard éds., Paris 2011.
