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« Je chante pour les avisés ; restez à la porte si vous n’avez pas été initiés » (Ἀείδω ξυνετοῖσι θύρας δ’ἐπιθέσθε, βέβηλοι, § 327 Jan). C’est avec cette citation que débute l’Introduction harmonique de Gaudence, qui prévient ainsi son lectorat que la matière qui va suivre est des plus complexes et implique une forme d’initiation comparable à celle des mystères. Plutarque, qui recourt aussi partiellement à cette citation (Propos de table, II, 3, 636d), la qualifie de « propos sacré orphique », attestant qu’à son époque le nom d’Orphée avait été associé d’une part à des mystères, et d’autre part à des vers dont l’origine est incertaine. Une nébuleuse un peu chaotique de textes a ainsi été placée sous l’autorité d’Orphée qu’Otto Kern avait tâché d’organiser dans son recueil Orphicorum fragmenta paru en 1922. En 1993, une anthologie de textes tirés de ce volume est constituée par Alain Verse aux Belles Lettres, et trente ans plus tard, la même maison d’édition décide d’en publier, sous le même titre, une édition révisée par Alexandre Marcinkowski, augmentée d’une postface de Luc Brisson, « Orphée et l’orphisme au cours des âges ». Comme l’explique l’éditeur dans un entretien donné pour le blog des Belles Lettres, l’objectif était « la mise à la portée de tous de traductions de sources grecques ou latines, parfois bien difficiles à trouver, [qui] permet de démystifier ce que l’on croit connaître d’un personnage et d’un mouvement religieux », ajoutant que la version de 1993 « méritait une actualisation ». C’est le point majeur à souligner à la lecture de cet ouvrage : si le grand public y trouve des outils très accessibles pour mieux cerner le phénomène que les Modernes ont baptisé « orphisme » (étant entendu que le terme n’apparaît jamais dans les sources antiques, et Jamblique, au Ve siècle de notre ère, est le premier à utiliser celui d’« orphiques » pour désigner un groupe), les spécialistes de l’Antiquité y trouvent quelques occasions de déception : les textes sont donnés seulement en traduction, sans faire l’objet de commentaire et de contextualisation propres à chacun d’eux, et les traductions en question n’ont pas été remplacées par de plus récentes, alors qu’il eût été sans doute plus utile pour le lectorat de lui fournir directement des traductions tenant compte des dernières avancées de la recherche. L’ouvrage conserve donc une dimension quelque peu datée, malgré les efforts louables de A. Marcinkowski d’ajouter des annexes destinées à inscrire l’ouvrage dans les derniers développements de la recherche sur le sujet : la postface de L. Brisson, qui en une dizaine de pages propose une synthèse de ce que l’on sait des individus qui ont pu se réclamer de l’autorité d’Orphée, ainsi qu’une bibliographie présentée en deux temps (d’une part, les traductions récentes des textes, et d’autre part une liste de titres plus générale) et un index des passages cités. C’est en somme à la postface de L. Brisson qu’il revient donc de donner l’état de la science sur cette question épineuse, ce qui crée un certain hiatus entre le choix de textes et l’état contemporain de la recherche.

Il n’aurait pas été inutile de prévenir en introduction le lectorat des principaux problèmes posés par ce corpus et des interprétations auxquelles il a donné lieu : Orphée est-il vraiment à l’origine de nouvelles pratiques cultuelles ou s’agit‑il d’une recomposition a posteriori ? l’orphisme en tant que mouvement homogène a-t-il réellement existé, et le cas échéant, à quelle époque ? ceux qui se disaient orphiques formaient-ils un groupe caractérisé par le même mode de vie et les mêmes croyances aux yeux de leurs contemporains ? étaient-ils habités par une démarche sincère ou s’agissait-il d’imposteurs ? Il ressort des textes que ce que l’on appelle orphisme correspond à des réalités très diverses qu’on a tenté de réunir tardivement sous un même concept ; le titre même de l’ouvrage prend d’ailleurs un parti contestable, en attribuant à Orphée des « poèmes magiques et cosmologiques », alors que les Anciens n’en citent que quelques vers.

Le cœur de l’ouvrage consiste donc dans la sélection de 258 textes par Alain Verse (« pseudonyme facétieux », selon la formule de A. Marcinkowski, d’Alain‑Philippe Segonds, grand spécialiste de la philosophie néo-platonicienne et en particulier de Proklos), liés à la figure d’Orphée, moins comme personnage poétique et mythologique que comme initiateur d’une spiritualité sur laquelle les Modernes ont beaucoup glosé, faute d’une étude critique systématique des sources. L’ordre des textes est repris de l’édition de référence, les Orphicorum fragmenta de O. Kern (qui en compte 344 au total), mais les principes directeurs n’en sont pas signifiés, de sorte que le parcours à travers les textes ne va pas de soi : il est dès lors opportun de garder par-devers soi la table des matières de Kern (p. VII-X). Ajoutons que certains textes utilisés par la critique moderne n’étaient pas cités par Kern, comme celui d’Androtion, historien du IVe siècle avant notre ère[1], qui conteste la possibilité d’attribuer quelque écrit que ce soit à un Thrace. L’argument est sans doute tendancieux, mais certains Grecs voyaient dans les groupes orphiques de purs charlatans, à l’instar de Platon (République, II, 364e-365a). La reprise du corpus par Alberto Bernabé en 2004[2] aurait pu être l’occasion de compléter le corpus et de produire un commentaire synthétique de chaque fragment, mais seule figure la correspondance entre les éditions Kern et Bernabé.

Le choix d’extraits de A.-P. Segonds se divise en six ensembles. Un premier groupe, constitué de 30 textes, est décrit comme un « choix de témoignages », dont l’ambitus chronologique va d’Hérodote à Proklos, sur le personnage d’Orphée : soit ils mentionnent sa qualité de poète parmi les plus anciens, soit ils évoquent la légende de la quête d’Eurydice aux Enfers. Certains textes ne concernent pas directement Orphée, ainsi le passage d’Hérodote mentionnant Hésiode et Homère comme auteurs de théogonies (texte 3), ce qui crée une forme de confusion, puisque l’intégration dans le corpus semble renforcer l’idée qu’Orphée est un auteur de théogonie alors que rien de tel n’y est affirmé. Tous ont été transmis par la tradition manuscrite, à l’exception du dernier tiré de l’inscription IG XII 5, 444, connue sous le nom de Marmor Parium ou « Chronique de Paros ». Ce dernier extrait est symptomatique de l’embarras dans lequel on peut se trouver dans le traitement des sources. L’inscription est vaguement située au IIIe siècle avant notre ère, alors qu’elle a été gravée précisément en 264/263 ; la traduction est inexacte, puisque la pierre indique 1135 ans et non 1133 ans ; enfin, le texte est donné comme s’il était intégralement conservé, alors que le nom d’Orphée est restitué : la seule certitude est qu’il s’agit de l’auteur d’un texte où étaient rapportés l’enlèvement de Korè et la quête de Déméter, en 1398/1397 avant notre ère.

Le deuxième ensemble, caractérisé comme « fragments veteriora », rassemble 32 textes tous issus de la tradition manuscrite illustrant ce qui a été reconstitué comme le premier état du récit de théogonie attribué à Orphée. La majorité des textes sont extraits des œuvres d’Aristophane (dont le fameux passage des Oiseaux sur l’œuf cosmique), de Platon (qui voit dans les orphiques des imposteurs) et d’Aristote, ainsi que de son disciple Eudème. Il est à noter que le traité aristotélicien Du monde (texte 51) est la plus ancienne source à mentionner des Hymnes orphiques dont elle cite quelques vers. Les deux derniers textes sont tirés d’une part des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, qui met en scène le personnage d’Orphée apaisant Idas à la fin du repas précédant le départ, et des Argonautiques orphiques, épopée bien plus tardive (Ve siècle de notre ère), où Orphée est cette fois le narrateur du voyage, chantant la naissance des dieux en réponse au centaure Chiron. Même si cette courte épopée est tardive, elle reprend la version ancienne de la théogonie orphique, Apollonios constituant son modèle principal.

La reconstitution de ce premier état de la théogonie orphique s’appuie également sur deux autres types de sources : d’une part, les lamelles en or « orphiques » et d’autre part, le papyrus de Derveni, découvert en janvier 1962 (seule exception faite par A.-P. Segonds dans sa fidélité à O. Kern). S’agissant des lamelles, on s’étonne de trouver à la fin du chapitre qui leur est consacré un extrait du Traité des principes de Damaskios, mentionnant la théogonie orphique telle que la concevaient deux auteurs pas autrement connus, Hieronymos et Hellanikos (le troisième état, selon L. Brisson, cf. infra), ce qui s’explique sans doute par le fait que A.-P. Segonds a voulu suivre scrupuleusement l’ordre des textes donné par O. Kern. Ne sont recensées que les lamelles dont on trouve l’édition dans l’ouvrage de O. Kern (Thourioi, Éleuthernes, Rome). Aucune des lamelles trouvées au XXe siècle ne s’y trouve : ni celle trouvée à Hipponion, ni celle mise au jour à Pelinna, en forme de feuille de lierre, ni les deux exposées au musée de Rethymnon. C’est d’autant plus regrettable que sous son vrai nom, Segonds avait contribué à la traduction de l’ouvrage de Giovanni Pugliese Carratelli[3] paru en 2003 aux Belles Lettres. Il est entré dans l’usage de qualifier ces textes d’orphiques, mais force est de constater qu’aucun d’eux ne renvoie explicitement à Orphée : s’ils forment un ensemble cohérent, en ce qu’ils utilisent des expressions identiques et proposent une même représentation des enfers, le contexte d’utilisation et les personnes impliquées dans ce rituel font toujours l’objet de discussions. Malheureusement l’ouvrage n’adopte aucun recul critique, pourtant nécessaire comme l’a bien montré Claude Calame[4]. Quant au papyrus de Derveni (IVe-IIIe siècle avant notre ère), qui expose une longue théogonie, la traduction donne l’impression d’un texte qui serait conservé sans heurt, mais l’état du support (selon toute évidence il a été déposé sur un bûcher funéraire et n’a brûlé qu’en partie) en rend l’édition extrêmement complexe : si la bibliographie indique bien l’édition de T. Kouremenos, G. M. Parássoglou et K. Tsantsanoglou parue en 2006, la traduction proposée est celle de Luc Brisson de 1985. En outre, il eût été bon de prévenir le lectorat que ce papyrus est un commentaire philosophique à une théogonie qu’il cite et qui s’écarte sur certains aspects de la tradition hésiodique. L’intégration des enseignements des présocratiques y est en outre remarquable.

Le dernier chapitre – et le plus long – est constitué de tous les fragments pouvant être rattachés aux « discours sacrés en XXIV chants » (il est regrettable qu’à aucun moment on ne donne l’explication de ce titre), soit 188 textes ; il est précédé p. 41 du stemma que, dans son édition des Orphic Poems (1984), Martin L. West avait tenté d’établir des versions de cette théogonie attribuée à Orphée qui montre combien il est complexe de vouloir constituer un ensemble cohérent à partir de sources issues de contextes aussi différents : il en dénombre six. Il est dommage que ce schéma soit donné tel quel, sans aucun commentaire critique, alors même que L. Brisson l’avait fait dès la sortie de l’ouvrage[5], en identifiant pour sa part trois états. Il est difficile de reconstituer, à partir des bribes, aussi nombreuses soient-elles, ce que le lexique byzantin de la Souda, sous l’entrée « Orphée », appelle les « discours sacrés en 24 rhapsodies », en signalant qu’ils avaient aussi été attribués par certains au Thessalien Theognetes ou au Pythagoricien Kerkops, ce qui témoigne d’une confusion qui a pu s’opérer entre orphisme et pythagorisme, non pas de manière structurelle, mais parce que certains Pythagoriciens ont pu se trouver des points en commun avec le mode de vie orphique ou qu’ils ont cherché à promouvoir leur enseignement avec une autorité s’ajoutant à celle de Pythagore. Ce dernier aurait au demeurant attribué ses propres œuvres à Orphée, selon Ion de Chios (cité par Clément d’Alexandrie, Stromates, I, 131, 4) : ce texte, absent du recueil de Kern, fait donc aussi défaut dans le choix de A.-P. Segonds. Le fait est que la plupart des textes réunis dans ce chapitre sont tirés d’ouvrages de philosophes néo-platoniciens concernés par le pythagorisme, au premier rang desquels Proklos (Ve siècle de notre ère), auteur entre autres d’un commentaire du Timée qui le pousse à discuter la question de l’origine du monde. Il n’y emploie jamais l’expression de la Souda, privilégiant les locutions de « théologie orphique », « théogonie orphique » ou encore « traditions orphiques ». C’est Damaskios, d’une génération plus jeune que Proklos, qui parle, dans son Traité des premiers principes, des « rhapsodies rapportées comme orphiques » (§ 123, ἐν μὲν τοίνυν ταῖς φερομέναις ταύταις Ῥαψωιδίαις Ὀρφικαῖς). Cette dénomination vise à s’inscrire dans un héritage à la fois homérique par la forme (épopée en vingt‑quatre chants) et hésiodique par le thème (théogonie et cosmogonie). Les vers qui ont été transmis sont effectivement des hexamètres dactyliques, ce qui les rapproche aussi du corpus oraculaire. Ceci étant, l’usage qui est fait de ces vers varie selon les auteurs, et il conviendrait de resituer chaque extrait dans sa situation d’énonciation spécifique.

Dans ce corpus, on regrette l’absence de citation des lamelles en os de bœuf trouvées à Olbia du Pont et publiées en 1978. Datées du Ve siècle avant notre ère (vers 480-450), elles constitueraient, selon l’interprétation qui en a été faite alors, un témoignage précieux des liens que les groupes se qualifiant d’orphiques entretiennent avec le culte de Dionysos. Ainsi, l’une d’entre elles porte l’inscription Βίος Θάνατος Βίος Ζ(?) | Ἀλήθεια Ζα(γρεύς?) Ζ(?) | Διό(νυσος) Ὀρφικοί. Deux autres plaques du même type mentionnent également Διόν(υσος), avec des couples de contraires : sur l’une εἰρήνη – πόλεμος (paix – guerre) et ἀλήθεια–ψεῦδος (vérité – mensonge) et sur l’autre σῶμα–ψυχή (corps – âme) : cf. L. Dubois[6]. La mise au jour de ces nouvelles lamelles avait du reste fait grand bruit et été au cœur des études que Marcel Detienne a consacrées à Orphée, dans une perspective comparatiste et qui ont fortement marqué l’approche de l’orphisme ces dernières décennies. Il faut cependant mentionner les travaux d’Andreï Lebedev, qui défend, pour la première lamelle, la lecture Διο[νύσωι] Ὀρφικῶ[ι] λ’ (au sens de « Sacrifie à Dionysos Orphikos le trentième jour »). Il ne s’agirait donc pas d’un groupe se qualifiant d’orphique, mais de rituels en l’honneur du Dionysos de la théogonie orphique, fils de Zeus et Perséphone, autrement dit Zagreus[7]. L’anthologie réunie par A.-P. Segonds, pour utile qu’elle soit, ne peut être qu’une porte d’entrée vers un corpus plus large qu’il convient, en bonne méthode, d’appréhender dans son ensemble pour avoir une représentation juste de ce phénomène.

Ce corpus est suivi d’une postface de Luc Brisson, qui reprend tout le travail qu’il a mené sur les théogonies orphiques notamment à partir des œuvres de Proklos. Cette synthèse est très utile et éclaire les sources d’un jour nécessaire. Elle est toutefois très rapide sur certains aspects. Ainsi, la première partie, consacrée à la figure d’Orphée, passe très vite sur les principales caractéristiques « biographiques » du personnage telles qu’on les trouve dans les textes : après une courte introduction sur les origines thraces du personnage et sa participation à l’expédition des Argonautes, L. Brisson présente Orphée en tant que poète, devin (passant de l’inspiration poétique à l’inspiration prophétique), fondateur de mystères, musicien et victime de femmes thraces. Luc Brisson manifeste une certaine prudence dans l’interprétation à donner des lamelles d’or de Grèce et d’Italie et de celles en os d’Olbia, en soulignant la dispersion chronologique et géographique des sources, la possibilité d’influences s’exerçant dans les deux sens entre mystères orphiques, éleusiniens et dionysiaques et l’absence de référence à une vie heureuse après la mort dans les textes explicitement orphiques. Il y a cependant quelques affirmations à nuancer dans le passage sur Orphée musicien. Ainsi, L. Brisson écrit p. 130 que l’instrument à cordes dont Orphée joue est un « instrument noble par rapport aux instruments à vent », or ce n’est pas un point de vue partagé par tous les Grecs, mais c’est adopter là une perspective platonicienne, héritée d’un certain discours athénien lié aux guerres médiques, associant l’aulos à l’étranger asiatique et la lyre ou la cithare à la culture hellénique : la harpe du reste était également connotée négativement, et l’aulos pouvait aussi être valorisé, ainsi en Béotie. Si l’objectif n’est pas de proposer une étude détaillée de la figure d’Orphée, on peut déplorer l’absence totale de référence à l’iconographie, qu’il s’agisse de vases ou de statues : a minima, un renvoi dans la bibliographie à l’entrée correspondante dans le LIMC (rédigée par Maria-Xeni Garezou) eût été bienvenu. Le propos de L. Brisson est plutôt d’insister sur les transgressions que représente le personnage selon les aspects de la légende : il dépasse en effet l’opposition homme/dieu (fils d’un dieu et d’une Muse, il est néanmoins mortel et sa tête est douée de capacités divinatoires), homme/bête (puisqu’on lui attribuait le pouvoir de charmer les animaux par sa musique) et vivant/mort (par sa quête d’Eurydice aux Enfers). Orphée est donc un personnage ambigu, qui fait figure d’autorité à la fois dans la poétique et la mantique, ce qui en faisait une référence toute désignée pour qui cherchait un auteur à qui attribuer un discours de vérité sur la naissance du monde. Dès l’Antiquité la démarche consistant à faire d’Orphée un auteur au même titre qu’Homère ou Hésiode a été contestée, mais il y eut des groupes pour y croire fermement, d’autant que, contrairement à d’autres héros de la mythologie, Orphée a un lien très marqué avec l’écriture. C’est cet aspect qui avait plus particulièrement intéressé Marcel Detienne dans L’écriture d’Orphée, paru la même année que son essai Les dieux d’Orphée (1989). Un exposé critique des principales théories de Detienne eût été peut-être aride, mais il me paraît difficile aujourd’hui de les passer sous silence, tant elles ont marqué la recherche française sur l’orphisme pendant trois décennies.

La seconde partie de la postface est consacrée principalement aux écrits orphiques, c’est-à-dire les textes transmettant l’enseignement attribué à Orphée, dont l’essentiel est constitué par une théogonie qui semble avoir connu trois principaux moments. La première version remonterait à l’époque classique, à en juger par les références qu’y font Aristophane, Platon et Aristote. Cette version ancienne aurait commencé avec une nuit primordiale qui produit un œuf d’où sort Éros, qui donne naissance à Ouranos, Okeanos et Gaia et aux autres divinités. Le papyrus de Derveni présente quant à lui un commentaire philosophique à cette théogonie qui se termine, pour la partie conservée, avec le désir de Zeus annonçant la naissance de Dionysos. Ce récit des origines a sans doute été attribué à Orphée par qui cherchait une figure d’autorité susceptible de rivaliser avec Hésiode, à la fois par l’ancienneté et par le talent poétique. Cette version a peut-être circulé sous cette forme pendant plusieurs siècles, jusqu’à un remaniement qui ne semble pas dater plus haut que les premiers siècles de notre ère. C’est ce que l’on a nommé les « Discours sacrés en XXIV rhapsodies ». Dans ce récit, Chronos (le Temps) est présenté comme la divinité primordiale qui fabrique l’œuf, d’où émane un être ailé, bisexué et portant des têtes d’animaux (lion, taureau, bélier et serpent). Phanès transmet ensuite le sceptre de son règne à la Nuit, qui est à la fois sa mère, sa fille et son épouse. Elle enfante Ouranos et Gaia qui sont à l’origine des autres divinités, comme dans la Théogonie d’Hésiode. La théogonie orphique s’écarte de celle d’Hésiode ensuite avec la figure de Zeus, qui est à l’origine d’une cosmogonie : Zeus avale Phanès, reconstitue les dieux et crée le monde des humains ; avec Déméter il conçoit Dionysos à qui il transmet le sceptre. Suit le récit de la mort de Dionysos, son démembrement et sa manducation par les Titans avant sa résurrection par Zeus. Il est possible que la fin ait consisté en une anthropogonie, mais les sources sont trop rares et obscures pour autoriser la moindre certitude. Cette deuxième phase de la théogonie se présente donc, au moins en partie, comme une réinterprétation de la mythologie traditionnelle qui réunit les principaux cultes à mystères. La troisième et dernière version, élaborée sans doute peu de temps après les discours sacrés, est celle transmise par Hieronymos et Hellanikos : la principale variante en est l’introduction au tout début de l’eau et de la terre, d’où émane Chronos. Cet exposé des différentes théogonies orphiques s’achève sur l’intérêt que les philosophes néo-platoniciens tardifs ont porté à cette théogonie : on trouvera notamment pp. 145-146 un tableau très utile de correspondance entre théologie platonicienne et théologie orphique. La réflexion de l’auteur sur les écrits orphiques se clôt sur une synthèse sur les autres écrits orphiques, non représentés d’ailleurs dans le volume : oracles, épigrammes, Lapidaires et surtout les Hymnes orphiques.

La fin de l’essai se demande s’il existait des pratiques rituelles ou cultuelles permettant de parler d’une religion orphique en tant que telle, dans laquelle M. Detienne voulait voir une sorte de contrepoint à la religion civique, fondée sur le sacrifice sanglant. L’examen des sources se révèle plus décevant. À l’époque classique, les « prêtres mendiants et devins » qui produisent des livres d’Orphée, selon la description qu’en donne Platon, semblent constituer des petits groupes ambulants qui proposent des rites de purification, qui avaient peut-être des traits empruntés aux mystères, éleusiniens ou dionysiaques. À en juger par le peu de témoignages qui leur sont consacrés, ils n’ont sans doute jamais constitué un mouvement de grande ampleur, même si les plaquettes en os et les tablettes en or, comme le papyrus de Derveni, montrent que des groupes similaires se trouvaient aux frontières du monde grec, que ce soit la Macédoine, l’Italie du Sud ou les fondations pontiques aux IVe-IIIe siècles avant notre ère. Mais la question demeure de savoir si ces différents documents, sur des supports variés, rendent compte d’un même phénomène stricto sensu ou de différentes variantes de ce que l’on peut ranger sous la notion assez lâche de mystères dionysiaques. En effet, ces sources ont surtout en commun un lien avec Dionysos, le nom d’Orphée n’apparaît que très rarement (le seul cas connu est la lamelle d’Olbia portant orphikoi). Pour l’époque hellénistique, il faut aussi mentionner le papyrus de Gourôb 1 (milieu IIIe siècle avant notre ère), très fragmentaire, qui rend compte de rites en l’honneur de Dionysos, Déméter, Brimo et des Courètes, avec quelques objets typiques des mystères (en particulier le rhombe) qu’on retrouve dans la critique faite par les Pères de l’Église (par exemple Clément d’Alexandrie). L’impression générale est celle d’une constellation de communautés initiées aux mystères dionysiaques, où le démembrement et la résurrection étaient vus comme une métaphore de la régénération, avec des récits étiologiques dont certains ont été attribués à Orphée. Les « orphiques » n’ont donc jamais constitué un groupe autonome, ce qui explique aussi qu’on ait fait le rapprochement entre pythagorisme et orphisme, en raison de modes de vie similaires, alors que les différences sont bien plus nombreuses : certaines pratiques, notamment alimentaires, ont pu se diffuser d’un groupe à l’autre. Cette absence d’autonomie est bien attestée à l’époque impériale, où l’influence du mithraïsme, nouveau culte à mystères, se fait sentir sur les textes et les images pouvant être rattachés aux communautés orphiques. L. Brisson présente le cas révélateur du bas-relief conservé au musée de Modène (CIMRM 695-696), où l’on voit une figure masculine nue ailée, aux seins prononcés, avec un croissant de lune dans le dos, qui sort de ce qui a été compris comme un œuf cosmique. Ce personnage, entouré du zodiaque, porte sur la poitrine trois têtes d’animal (chèvre, lion et bélier, potentiellement l’équinoxe d’automne, le solstice et l’équinoxe de printemps) et il est entouré d’un serpent, qui semble être une représentation du temps cyclique (aiōn). C’est selon toute évidence une figuration de Phanès. Le relief correspond donc à la théogonie orphique et porte dans le champ le nom d’une femme, Euphrosynē, qu’on a ensuite tenté d’effacer. On a alors rajouté une autre inscription, Felix Pater, grade d’initié au culte de Mithra. Ce monument témoigne donc de la proximité entre les groupes orphique et mithraïque et en même temps certaines divergences notables : les femmes ne pouvaient être initiées au culte de Mithra, d’où l’effacement du nom. Tout ceci renforce l’idée qu’il n’y eut jamais de mouvement orphique véritablement autonome, mais plutôt des interactions constantes avec d’autres cultes à mystères. Comme le souligne l’auteur à la fin de son essai, après avoir donné dans les très grandes lignes quelques repères sur la postérité de l’orphisme à la Renaissance et à l’époque moderne (le personnage même d’Orphée est laissé de côté dans cette rapide histoire de la réception), l’orphisme aura suscité deux courants d’intérêt, l’un avec une visée philologique soucieuse de l’étude critique des sources et l’autre une visée spiritualiste dans l’espoir de retrouver quelque chose d’une expérience mystique dont on ne sait presque rien en fin de compte. Nul doute que ce livre parle aux deux, mais l’on peut gager d’une certaine frustration dans les deux cas.

En somme, ce volume tente de combiner ce qui correspond à deux objectifs différents : d’une part rendre hommage à l’anthologie rassemblée par A.-P. Segonds en la rendant à nouveau accessible et d’autre part proposer une synthèse de ce que l’on sait aujourd’hui sur l’orphisme. Mais le hiatus entre ces deux démarches vient de ce que les travaux sur l’orphisme dans ces trente dernières années, que ce soient les éditions ou les synthèses, ainsi que leur réception critique, ont complètement renouvelé la vision de ce phénomène en réalité protéiforme. Malgré les renvois aux textes dans la postface, l’articulation n’opère pas bien car l’essai de L. Brisson s’appuie sur des croisements de textes dont l’anthologie ne rend pas compte, le choix et l’organisation des textes étant tributaires de l’ouvrage de O. Kern. Le grand public y trouvera sans doute son compte, car l’ensemble se lit assez bien, mais le titre ne doit pas tromper : il ne s’agit pas des poèmes magiques et cosmologiques d’Orphée, mais bien d’un recueil de sources éparses qui ne sauraient constituer un tout homogène ni dévoiler ce qui était réservé aux initiés. Ce qui donne au fond une réalité à l’un des préceptes orphiques les plus célèbres : « Nombreux sont les porteurs de thyrse, rares les bacchants » (formule citée entre autres par Olympiodore le Jeune dans son Commentaire au Phédon, 68c).

 

Sylvain Perrot, CNRS, UMR 7044 – ArcHiMèdE

Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 253-261.

 

[1]. FGrHist 324f 54 Jacoby, cité par Élien, Histoires vraies, VIII, 6.

[2]. Poetae epici Graeci : testimonia et fragmenta. Pars II, Orphicorum et orphicis similium testimonia et fragmenta, Monachii-Lipsiae 2004.

[3]. Les Lamelles d’or orphiques. Instructions pour le voyage d’outre-tombe des initiés grecs, Paris 2003.

[4]. « Les lamelles funéraires d’or : textes pseudo-orphiques et pratiques rituelles », Kernos 21, 2008, p. 299-311.

[5]. « Les théogonies orphiques et le papyrus de Derveni (Notes critiques) », RHR 202, 1985, p. 389‑420.

[6].  Inscriptions grecques dialectales d’Olbia du Pont, 94a-c, Genève 1996.

[7]. Cf. « The Aegean origin and early history of the Greek doctrines of reincarnation and immortality of the soul (Epimenides, Pherecydes, Pythagoras, and Onomacritus’ Orphica) » dans Юлия Иванова éd., Миф, ритуал, литература, 2022, p. 242.