< Retour

Dans la collection des Belles Lettres, « Mondes anciens », dirigée par Jean‑Michel David et François de Polignac, Eftychia Stavrianopoulou (ES), épigraphiste et professeure d’histoire ancienne à l’Université de Heidelberg, présente un livre issu des quatre conférences qu’elle a données, en mai 2019, au Collège de France, sur la place des femmes et des familles dans les sociétés hellénistiques.

Dès son introduction, ES souligne combien les relations entre époux sont profondément transformées dans le monde qui naît de la conquête d’Alexandre. Les femmes, valorisées au sein du groupe familial, sont beaucoup plus visibles dans l’espace public au point que « le privé devient public, la famille devient un acteur politique et l’histoire de la femme hellénistique devient l’histoire de l’époque hellénistique » (p. 18). Cette affirmation sur des cités et des royaumes hellénistiques fort divers, ne peut qu’inciter le lecteur à poursuivre la lecture de cet ouvrage très documenté, bien structuré et d’une écriture soignée.

Le premier chapitre (p. 23-44), « Histoire des femmes et histoire des familles : rencontres et divergences » retrace l’historiographie de trois thématiques : la crise de la cité, l’avènement de la famille dans les études sociales, et le « schisme » entre l’histoire de la famille et celle des femmes. La présentation critique des thèses développées sur ces sujets se veut quasiment exhaustive : elle commence, en effet, par une citation d’Auguste Bouché-Leclercq (1883) extraite de son avant-propos à lHistoire de l’Hellénisme de Johann Droysen, et s’achève par une référence à un article de Beate Wagner‑Hasel, paru en 2018. L’historienne constate combien les interprétations de la cité au IVe siècle et pendant la période hellénistique sont contradictoires. Soit la communauté civique est en crise et décadente, soit au contraire elle est d’une grande vitalité grâce à ses capacités d’adaptation aux nouvelles conditions politiques. Quant à la présence des Grecs en terres étrangères, elle relève soit d’un modèle colonial soit d’une fusion plus ou moins heureuse des cultures. Quant aux recherches sur la famille et la femme, elles ont emprunté des voies si divergentes qu’à leur propos l’historienne parle de « schisme ». Si dans son ouvrage Walter K. Lacey[1] a eu le mérite de faire de la famille « l’institution fondamentale » des sociétés grecques en s’appuyant principalement sur des sources athéniennes, spartiates, crétoises et platoniciennes, il n’en est pas moins resté fidèle à un schéma évolutionniste qui conduirait l’individu à se libérer du clan tribal, puis du cadre familial. Sous l’influence des mouvements féministes des années 1970, Sarah B. Pomeroy a publié l’une des premières histoires générales des femmes dans l’Antiquité en anglais[2], centrée sur des sujets exclusivement féminins, comme le statut, le mariage, la maternité sans accorder à la famille l’importance qu’elle mérite. Plus tard, dans les années 1990, les mouvements des women’studies et des gender studies ont eu le mérite de faire surgir de nouvelles problématiques en relation avec les recherches en anthropologie et le mouvement social américain, mais ces études sur le genre ne s’intéressent pas à la famille dans laquelle elles voient un agent d’oppression.

À la fin de ce chapitre très documenté, ES s’interroge. Comment aborder le monde agité et mondialisé de l’époque hellénistique ? Quels changements a-t‑il apportés aux familles ? Comment échapper aux stéréotypes sur la famille et à l’opposition traditionnelle entre le couple homme/public et le couple femme/privé ? Pour apporter des réponses à ces questions, l’autrice reprend la théorie de la structuration développée par le sociologue Anthony Giddens dans les années 1980, selon laquelle il y a interaction entre l’agent et la structure, sans primauté de l’un ou de l’autre. Elle annonce d’emblée qu’elle privilégie comme hypothèse la capacité des femmes à agir par elles-mêmes, à l’intérieur et hors de la famille, en interaction avec les institutions, le changement social et les phénomènes migratoires.

Dans le second chapitre qui a pour titre : « Dans les familles : pratiques traditionnelles et nouveaux enjeux » (p. 45-80), le sujet central est la femme en tant qu’épouse et partenaire de son mari dans l’oikos. ES débute sa démonstration par la présentation du traité d’économie domestique de Bryson, philosophe néopythagoricien du Ier siècle avant notre ère, dont les idées sont dans le droit fil de celles de Xénophon, d’Aristote et d’Antipatros de Tarse, avec toutefois une distinction pertinente : pour la femme de la période hellénistique, ce qui primerait désormais, ce n’est plus seulement la perpétuation de l’oikos, mais également le bien-être de son mari et la solidité de leur patrimoine (p. 50). L’épouse est donc habilitée à gérer et à faire fructifier les biens de la famille. Toutefois, il n’est pas fait référence dans ce traité d’économie domestique à la question de la dot, pourtant essentielle à la compréhension de la place de la femme dans le couple.

D’après la législation athénienne et le code de Gortyne, la dot est remise lors de la dation au mari par le père de la fille pour assurer sa sécurité financière en tant qu’épouse. Dans quelle mesure contribue‑t‑elle, à l’époque hellénistique, à accroître le patrimoine familial ? Sur ce sujet, le corpus épigraphique des Cyclades (Mykonos, Ténos, Syros, Naxos, Délos, Amorgos) donne des informations essentielles. Les inscriptions de Ténos et de Délos sont bien connues grâce, en particulier, aux travaux de Roland Étienne (1985) et de Claude Vial (1984, 2007). En se fondant sur ces données élargies à d’autres îles, ES éclaire le rôle de l’épouse qui, pouvant disposer de ses biens, intervenait par solidarité dans les transactions financières de sa famille. Les dots qui comprenaient des maisons et des terres doivent en effet être envisagées comme des biens productifs offrant des garanties en cas d’emprunt. À Délos, le consentement de l’épouse était nécessaire pour que le sanctuaire accordât à son mari ou à ses fils des prêts garantis par une hypothèque sur un de ses biens immobiliers. Dans les Cyclades, grâce à leur dot, les épouses agissaient donc au sein de leur famille pour contribuer à la constitution du patrimoine familial, à sa préservation et à son accroissement.

Quant aux contrats de mariage, on les connaît grâce aux sources papyrologiques provenant d’Éléphantine et d’Alexandrie et datées sur une longue période, entre 310 avant notre ère et 363 de notre ère. Ces textes de l’Égypte ptolémaïque concernaient des émigrants grecs venus de régions différentes mais aussi des unions contractées entre émigrants et populations locales. Par rapport au contrat de mariage tel qu’on le connaît à Athènes et dans les Cyclades, le trousseau de la mariée (vêtements et bijoux) faisait partie intégrale de la dot (phernè) considérée comme une contribution de l’épouse et de sa famille aux biens du nouveau ménage. Comme à Athènes, les époux étaient liés par des obligations réciproques : l’homme ne pouvait pas introduire une concubine dans le foyer commun, il ne devait ni maltraiter, ni insulter, ni expulser son épouse, sauf à risquer une procédure de divorce et donc une amende en plus de la restitution immédiate de la dot. Quant à la femme, il lui fallait se comporter avec décence et ne pas sortir de chez elle sans le consentement de son mari.

Le troisième chapitre intitulé « La présence familiale dans l’espace public : stratégies familiales et transformations sociales » (p. 81-113) interroge l’impact des monuments privés sur la communauté civique. Pour ouvrir ce chapitre, ES présente deux photographies prises dans les années 1880 qui mettent en scène deux familles d’émigrants installées dans le comté de Custer, au Nebraska. Elle rapproche les motivations de ces fermiers, fiers de leur réussite, des élites grecques qui avaient les moyens de faire ériger dans leur cité une statue individuelle, un groupe statuaire ou une exèdre. Disposés près d’un temple ou sur des voies de procession, ces monuments privés devaient être vus au passage des processions par ceux et celles qui y participaient. Les familles s’imposaient donc par des éléments visuels (statues) et textuels (dédicaces). ES donnent de nombreux exemples choisis dans les cités de Délos, de Rhodes, de Théra, de Ténos et de Kalaureia. Par exemple, l’exèdre érigée à l’est du temple de Poséidon sur l’île de Ténos par la famille de Nausion II (p. 94), vivant au premier quart du IIe siècle avant notre ère, comportait un ensemble statuaire financé en grande partie par les femmes et composé de cinq personnes, deux femmes et trois hommes, appartenant à quatre générations. Quant à Echénikè fille du donateur Stèsileos, elle poursuivit la politique de son père (p. 99‑100). Elle se fit elle-même donatrice et, comme son père, elle institua une fondation en l’honneur d’Apollon et d’Aphrodite sur l’île de Délos, dont les fêtes portaient son nom les Échénikeia. Épiktèta, veuve de Phoinix, est présentée comme une femme exceptionnelle (p. 107-111). Elle a respecté les dernières volontés de son époux et a poursuivi son œuvre malgré la perte de ses deux fils. Le testament porté par quatre plaques de marbre fixées sur un socle supportant quatre statues, permet de connaître l’histoire de cette famille de l’île de Théra, entre 210 et 193 avant notre ère. Le but de la fondation instituée à titre posthume par Épiktèta était de perpétuer son image d’épouse respectueuse et de mère aimante. La mémoire des siens était entretenue par un sanctuaire dédié aux Muses, par des monuments funéraires en l’honneur de Phoinix et de ses fils, et par des cérémonies. En effet, chaque année, une centaine de personnes commémorait ces morts pendant trois jours, commémoration qui se terminait par un banquet. Par la périodicité des rituels, cette association familiale témoignait de sa dévotion cultuelle aux dieux de la cité tout en accordant à Épiktèta, à Phoinix et à leurs deux fils, le statut d’« ancêtres mythiques ».

Pour John Ma, les familles redoublent les honneurs publics en se les appropriant à titre privé[3]. Les monuments célèbrent la mémoire de leurs membres les plus prestigieux pour rappeler ce qu’ils ont apporté à leur cité grâce à une victoire sportive, à une carrière militaire (le rhodien Damagoras), ou à l’exercice de leurs fonctions sacerdotales (l’eusebeia de la prêtresse Kallistratè de Kos). Mais, loin de s’effacer derrière la personnalité dominante, héros ou héroïne, et de favoriser l’individualisme, les familles entendaient peser de tout leur poids dans les cités. Alors, la profondeur généalogique – avec les femmes comme liens entre générations – devenait un argument dans la compétition que se livraient les élites pour prouver leur cohésion et leur force.

Le quatrième chapitre, « Discours et normes : familles idéales, femmes idéales » (p. 115-147), s’intéresse aux métaphores familiales dans le discours politique et diplomatique. Alors que le monde hellénistique était marqué par la conquête, les guerres incessantes et la confrontation des cultures, le vocabulaire de la parenté (syngeneia) a permis de penser la relation avec des cités et des peuples étrangers. En traitant les Perses comme ses « parents », Alexandre avait choqué les soldats macédoniens qui n’avaient pas cet honneur et pour apaiser leur colère, il leur a également accordé le titre de « parents ». Alexandre devint ainsi le « père » de tous ses sujets, grecs, macédoniens et perses. Ce langage de la parenté fut repris par les diadoques pour se doter d’une légitimité et assurer la continuité de la dynastie qu’ils voulaient fonder. Impliquées dans la mise en scène du pouvoir, les reines qui portaient le titre de basilissa, ont eu un rôle à jouer en étant présentées comme des épouses idéales, des mères parfaites et des femmes pures.

Les trois modèles, ptolémaïque, attalide et séleucide, sont étudiés successivement pour dégager ce qui les rapproche et ce qui les distingue. Ptolémée II, uni à Arsinoé II, la qualifie de « sœur et femme » pour faire du mariage consanguin un des fondements de la lignée dynastique. Cette image du pouvoir est diffusée par la poésie, la monnaie et les arts visuels. Dans les Hymnes de Callimaque, l’Olympe et la famille royale, représentés dans un jeu de miroir, ont les mêmes valeurs de solidarité, d’affection et d’harmonie. L’union du roi et de la reine est un hieros gamos cimenté par l’amour. Zeus est à la source de la force des Ptolémées et de leurs prérogatives sur leurs sujets. Apollon est associé à leur politique expansionniste, fondatrice de cités. Les déesses Artémis, Athéna et Déméter, présentes dans les hymnes, exposent l’image idéale de la bonne reine favorable à la paix, à l’amitié et à la justice, tandis qu’Héra est du côté de la jalousie et de l’intrigue. Apollonis, épouse du fondateur de la dynastie Attale Ier, a été mise au premier plan par les Attalides pour médiatiser leur souveraineté. En tant que reine et mère, elle devait apparaître aux yeux du public comme la garante de l’harmonie familiale qui préservait leur maison des intrigues et des querelles de succession. Dans le modèle séleucide, la reine exerçait des fonctions conformes à sa place d’épouse et de partenaire de son époux. Pour ses bienfaits, les cités lui accordaient des honneurs spécifiques par décrets. Par exemple, Laodikè, épouse d’Antiochos III, a annoncé par une lettre aux habitants de Iasos sa volonté de donner à leur communauté pendant dix ans une grande quantité de blé, dont la vente devait financer les dots des jeunes filles pauvres. En agissant ainsi, Laodikè incarnait l’image de la femme « pure », protectrice du mariage légitime. Ces reines séleucides n’agissaient pas ainsi selon leur bon vouloir. Elles se pliaient aux devoirs et au cérémonial de leur charge pour servir le pouvoir en place, exercé et détenu par leur époux. Le rôle qu’elles assumaient était fidèle à une image stéréotypée de la femme.

Dans cette dernière partie, ES rappelle que l’époque hellénistique a vu l’apparition des « gynéconomes » dans les cités, entre le IVe siècle et le Ier siècle avant notre ère. Ces magistrats devaient veiller au respect des réglementations et des interdits concernant les périodes de deuil et l’entrée dans les sanctuaires. Les femmes étaient particulièrement concernées en raison de leur impureté associée à l’accouchement, aux fausses couches, à l’avortement, aux relations sexuelles et au décès d’un membre de leur famille. Ces prescriptions concernaient plus particulièrement les cultes d’Isis, de Sarapis et des divinités syriennes, qui apparaissent dans ce contexte sans que soient précisées les populations concernées. Des normes rituelles, connues pour un culte privé de Lydie (p. 145), distinguaient en termes de pureté les relations illicites des relations licites pour les deux sexes, mais l’homme adultère encourait une amende tandis que la femme « souillée » par sa faute était mise au ban de la société.

En guise d’épilogue (p. 149-151), Eftychia Stavrianopoulou souligne la richesse indéniable du corpus des sources hellénistiques sur la famille et la femme, richesse qui permet une relecture de leur rôle respectif, des légitimités des dynasties royales et des différents modèles d’unions maritales – du couple dit « traditionnel » au couple unissant des « compagnons » sans oublier le couple composé de « partenaires ». Pour l’autrice, il convient d’insister sur la possibilité donnée aux femmes d’agir dans leur famille dont elles assuraient la perpétuation, la stabilité et le prestige. La volonté des élites civiques et des souverains d’occuper l’espace public a eu pour conséquence de donner une visibilité aux femmes et de favoriser l’intervention des reines dans les cités. Cela dit, il semble bien hasardeux de mettre sur le même plan les cités des îles cycladiques et les royaumes, et de vouloir en tirer des conclusions générales sur l’ensemble du monde hellénistique. D’autre part, il est étonnant d’avoir intercalé la légitimité dynastique des Attalides entre celle des Ptolémées et celle des Séleucides, tant cette maison est différente en raison de son origine et de son rapport avec la cité de Pergame. Enfin, on peut regretter l’absence de références au contexte socio-économique, culturel et religieux des royaumes ptolémaïque et séleucide qui paraissent vivre en vase clos sans interaction avec les populations locales, avec leurs élites, leurs usages et leur religion. Pourtant, en guise d’épigraphe, l’épilogue donne la parole à Isis : « Moi, je suis Isis, la souveraine de toute contrée […] J’ai uni la femme et l’homme […] J’ai ordonné que les hommes chérissent les femmes […] J’ai inventé les contrats de mariage […] ». La déesse égyptienne ne méritait-elle pas mieux que de faire « écho » à quelques-uns des thèmes développés dans cet ouvrage ?

 

Geneviève Hoffmann, Université de Picardie-Jules-Verne

Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 604-609.

 

[1]. The Family in classical Greece, Ithaca-New York 1968.

[2]. Goddesses, Whores, Wives, and Slaves. Women in Classical Antiquity, New York 1975.

[3]. Statues and Cities : Honorific Portraits and Civic Identity in the Hellenistic World, Oxford 2013.