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L’avertissement au lecteur donne le ton : « Lecteur sur le point de te procurer ou de lire ce livre, il est loyal de l’éclairer. Ce n’est ni une biographie de Socrate, ni une histoire de sa pensée, si penseur qu’il fût, ni une histoire d’histoires de sa pensée, moins encore une explication de l’une par les autres. En quête de tout cela, va voir ailleurs, il n’en manque pas ». De fait, comme nous l’a expliqué Lucien Jerphagnon, il ne faut jamais assommer le lecteur – qui ne nous a rien fait.

Pour qui n’a jamais lu une ligne de Pierre Brulé (PB), l’ouvrage surprendra par son style, souvent peu châtié, aux franges du langage parlé, que les non francophones risquent d’avoir quelque peine à saisir : « piquer » pour « prendre » (p. 16), « tirer la nappe » pour « repartir de zéro » (p. 22), « s’en battre l’œil » pour « se moquer » (p. 59), « coup de piston » pour « favoritisme » (p. 71), « pousser le bouchon » pour « exagérer » (p. 99), « bazarder » pour « écarter » (p. 153), « prépoilu » pour « imberbe » (p. 239), « bandaison » pour « érection » (p. 248) « à côté de la plaque » pour « hors sujet » (p. 294), « ruer dans les brancards » pour « sortir de ses gonds » (p. 336), « se fendre la poire » pour « rire » (p. 384), « s’emmêler les neurones puis tomber sur le cul » pour « ne pas comprendre puis s’étonner » (p. 396). Et j’en passe…

Ce florilège permet de donner une piste : il n’était pas question pour PB de se livrer à une étude philosophique sur le personnage Socrate connu par les dialogues platoniciens et xénophontiques, celui que PB appelle « le Socrate vertical », mais sur l’Athénien, dans sa famille, son dème, sa tribu, sa cité, le « Socrate horizontal » et il m’est avis que le style, ou plutôt le vocabulaire aux limites (toujours contenues) de la vulgarité, a pour but de démarquer explicitement son travail d’une analyse convenue et, de ce fait, c’est très réussi. Mais, quand on ajoute les incessants va‑et-vient dans la démonstration qui sortent l’ouvrage des sentiers battus et le rendent agréable à lire, l’ensemble implique que le compte rendu ci-dessous soit extrêmement compliqué à réaliser selon un schéma traditionnel, et pour tout dire, paraisse un peu brouillon, ce que j’assume.

Que la personnalité et le personnage de Socrate aient été largement inventés pour les besoins de leur cause par Xénophon et Platon est une évidence que l’on ne saurait jamais trop souligner. À juste titre (p. 37), PB peut affirmer que les logoi sokratikoi sont des fictions mais sans doute ne faut-il pas aller trop loin car, si ces œuvres sont des fictions, dans quelle mesure peuvent-elles alors servir de « sources » pour dénicher le Socrate « véritable » au sens où l’historien l’entend ? On peut penser qu’elles le sont, surtout les premiers dialogues, composés dans les années qui ont immédiatement suivi la mort du Sage – et ce sont eux dans lesquels on glane le plus de renseignements sur ce que fut sa vie. Et si les œuvres de ses deux plus célèbres disciples ne sont pas négligées, PB s’appuie judicieusement sur tous les autres documents à notre disposition, d’Aristophane – notamment bien entendu sur les Nuées – à Lucien en passant par Plutarque (Le démon de Socrate), sur une bibliographie très étendue et surtout sur une analyse puisée dans les sciences sociales (notamment sur les parentèles et plus généralement sur les relations familiales) avec tous les risques que cela comporte puisque, si l’image donnée par les contemporains (et élèves) de Socrate n’est certes pas objective, celle fournie par des auteurs vivant sept siècles plus tard ne saurait non plus être prise pour argent comptant.

Il en ressort l’image d’un citoyen athénien, presque normal pourrait-on dire. C’est d’ailleurs le but nettement avoué de l’auteur que de saisir un personnage bien connu pour comprendre ce qu’était avant toute chose un citoyen athénien, dans toutes les auréoles concentriques des réseaux de sa famille (PB adopte la position, controversée, d’un Socrate bigame, ayant épousé Myrtô, la petite fille d’Aristide ‘le Juste’), de son dème, Alôpékè, de sa tribu (Antiochis) et de sa cité. D’un homme souvent en dehors de chez lui, comme ses concitoyens, allant s’informer et discuter sur l’agora, les jardins et les boutiques – on sait les liens de confiance qui le liaient au bourrelier Simôn – et lorgner sur les jeunes gens dans les palestres. Du philosophe, de ses idées et notamment de celles que Platon et Xénophon lui donnent, il en sera peu question, à l’exception de son célèbre daimôn, qui permet à PB d’évoquer son procès, mais sans y insister et, dès le début, il dit que ce ne sera pas l’objet final de ce travail.

Le chapitre « sôma ou de la beauté », dans le droit fil des études menées par PB sur le corps, peut être considéré comme le cœur de l’ouvrage et donne de Socrate une image, connue certes, mais rarement mise en lumière comme ici. Que Socrate aime la beauté et notamment celle des jeunes garçons est un fait souvent édulcoré par une morale moderne mais qui fait de lui un Athénien comme un autre serait-on tenté de dire… avec cette particularité que Socrate, qui aime les beaux garçons en général[1], que ce soit le Critobule du Banquet de Xénophon, Alcibiade ou Charmide, passait pour être laid – un Silène[2] ! On notera au passage une très intéressante et documentée analyse des représentations de Socrate tant dans le domaine de la sculpture que de la peinture, depuis le « prototype » qui aurait été réalisé deux ou trois décennies après sa mort, de type « silénique » jusqu’au modèle né du ciseau de Lysippe, moins réaliste et mieux en phase avec une représentation idéalisée du sage, qui trouve son épanouissement dans la fresque d’Éphèse (p. 195-212).

La dernière partie du livre s’intéresse au « surnaturel » de Socrate et de ses contemporains et plus généralement à leurs croyances, thème que PB juge, à bon droit, comme le grand oublié des études savantes sur la religion. De très belles pages sont consacrées à la signification de l’expression nomizein tous theous, sur l’implication civique que cela représente et sur l’impossibilité de la lier à une forme de croyance de nature individuelle. On sait que c’était là le cœur de l’accusation formulée contre Socrate et pour PB nomizein décrit « une situation où dieux et rites sont mis en commun par l’existence même de la cité » (p. 286). Et c’est à ce moment qu’entre en scène le daimonion, le « signe divin » de Socrate, ce « nouveau dieu » (ou plus exactement les nouveaux dieux) que les accusateurs ont mis en avant pour demander sa condamnation[3]. On retrouve nécessairement ici dans la démonstration le traité de Plutarque Le démon de Socrate, où est rapportée l’intervention de ce daimonion au moment de la retraite de l’armée athénienne après sa déroute à Délion en 424. Et c’est l’occasion pour PB de conclure que si les dieux sont dans le monde, « les daimonia y sont aussi qui visitent certains et en délaissent beaucoup » (p. 353) : de quoi, s’il en était besoin, disculper Socrate des accusations dont il fut la victime.

Il y a dans cette pseudo-biographie une volonté consciente ou non de livrer de Socrate une image positive – peu de monde d’ailleurs estimera que Socrate était une canaille. Mais il n’est pas nécessaire pour cela de le faire passer pour pauvre et entièrement détaché des choses matérielles. D’ailleurs, s’il était à ce point détaché de la matérialité, et dans l’ensemble on en conviendra, c’est avant toute chose parce qu’il était loin d’être un « pauvre » et qu’il est plus facile dans ces conditions, dans l’Athènes du Ve siècle tout autant que dans la France du XXIe siècle, de ne pas être préoccupé par la trivialité de la vie quotidienne. PB a, selon moi, un peu trop tiré Socrate vers les nécessiteux et c’est la seule critique que je peux faire à ce travail magistral.

Car la pauvreté de Socrate est loin d’être une évidence : peut-être aurait‑il fallu insister sur son dème d’origine, Alôpekè, véritable place to be de la bonne société et beau quartier des fortunes athéniennes de la première moitié du siècle : en sont originaires le législateur Clisthène, Hippocratès fils d’Alcméonidès, Callias fils de Cratias, Mégaclès fils d’Hippocratès, plus tard Thucydide fils de Mélésias, opposant aristocrate de Périclès ostracisé en 445, l’« ultra-riche » Callias fils d’Hipponicos, tout ce beau monde connu par des ostraka. On rappellera aussi les campagnes militaires qu’il a faites, que ce soit à Potidée en 431-429, à Délion en 424, en tant qu’hoplite[4]. La question de la fortune personnelle de Socrate était déjà débattue dans l’Antiquité. Platon (Apologie, 38b) indique qu’il aurait pu verser sur ses fonds propres une mine à titre d’amende, ce qui n’est pas la preuve d’une grande fortune et Xénophon (Économique, 2.3) ajoute que la vente de tous les biens de Socrate ne dépasserait pas cinq mines. Mais Démétrios de Phalère cité par Plutarque (Aristide, 1.9) indique que Socrate possédait, venu de son ami d’enfance Criton, un capital financier de 70 mines placées à intérêt et on renverra pour cela au livre de Vincent Azoulay et Paulin Ismard[5]. De même, la maison qu’il habite n’est pas une « maisonnette » (oikidion) comme Élien ou Jean Tzétzès le diront plus tard et l’accrédite PB, mais une « vraie » maison (oikia)[6] qu’il avait très certainement héritée de son père Sophroniscos, sculpteur. PB trouve l’origine de l’emploi du terme oikidion dans Les Nuées, où Strepsiade montre à son fils le phrontistèrion où vivent Socrate et ses disciples (v. 92). Mais à la fin de la pièce, lorsque Strepsiade décide de mettre le feu à la demeure, Aristophane parle d’une oikia (v. 1483-1496). De toutes les façons, ce phrontistèrion ne peut désigner la demeure personnelle de Socrate comme PB aimerait à le penser.

Tout cela, PB le sait (p. 96-99) mais on devine une tendance à vouloir minimiser sa fortune, comme si la richesse aurait pu être un frein à sa bonne tenue personnelle et comme si la richesse n’était pas compatible avec la philosophie. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de faire de Socrate un pauvre pour accroître sa grandeur d’âme. Après tout, quelques siècles plus tard, Sénèque n’aura guère de difficultés à démontrer que l’on pouvait être riche et philosophe.

Ces remarques finales ne sauraient bien entendu réduire en quoi que ce soit les qualités des réflexions contenues dans cet ouvrage. Ce n’est certes pas avec ce livre que Pierre Brulé pourra postuler à l’Académie mais je devine que tel n’est pas le but ultime de sa vie. Alors, en restant dans le type de prose qui nous est donnée de lire ici, j’ai envie de dire à Pierre Brulé, pour ce travail si original et pour l’ensemble d’une œuvre de près de cinquante ans : « chapeau bas, mec ! ».

 

Patrice Brun, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 125, 2023, p. 244-247.

 

[1]. Plat., Banquet, 216d.

[2]. Plat., Banquet, 215b ; Xén., Banquet, 4, 19.

[3]. Xén., Mémorables, I, 1, 1-2.

[4]. Plat., Apologie, 28e ; Lachès, 181b.

[5]. Athènes 403. Une histoire chorale, Paris 2020, p. 161 sqq.

[6]. Elle est mentionnée par Xénophon (Éc., 2.3 : estimée par l’auteur à cinq mines) et par Démétrios de Phalère (dans Plut., Arist., 1.9).