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Ces Tragédies complètes sont à la fois une suite et une nouvelle aventure éditoriale pour les tragédies latines : B. Le Callet avait publié Médée en 2014 et Œdipe en 2018, chez le même éditeur mais dans la collection « Folio théâtre », deux versions bilingues avec traduction nouvelle et un dossier complémentaire. La présente édition rassemble neuf tragédies (les huit « consensuelles » et Hercule sur l’Œta dont l’authenticité fait débat) présentées dans leur traduction seule et complétées par diverses pièces. Comme l’indique la première de couverture, la traduction est inédite : elle n’est pas entièrement nouvelle car elle reprend pour une large part celle parue pour les deux pièces précédemment citées, mais elle y apporte quelques modifications et surtout constitue une véritable nouveauté pour les sept autres pièces n’ayant pas fait l’objet de cette édition séparée préalable.

Nous suivrons, dans cette note de lecture, le parcours que propose le volume.

Il s’ouvre sur une Préface qui suit le fil directeur de la monstruosité et du nefas chez Sénèque. Ces cinquante pages sont une sorte de dialogue avec les ouvrages de F. Dupont[1]. En effet, B. Le Callet reprend mais enrichit cette typologie des monstres en opposant par exemple « monstres furieux » et « monstres froids » et parcourt ainsi tout le personnel tragique sénéquien à la lumière de cette problématique. On navigue ainsi de pièce en pièce et de héros en héroïnes, sans que des figures véritablement exemplaires puissent émerger. B. Le Callet en conclut qu’aucun personnage n’échappe à la monstruosité, mais que paradoxalement, l’horizon des tragédies est salvateur. Comment est‑ce possible ?

Intégrant la bibliographie critique avec une habile légèreté, B. Le Callet établit des liens entre le théâtre et la philosophie stoïcienne de Sénèque en faisant appel aux notions de constance (les héros en font preuve dans le mal), de raison (qu’ils pervertissent en s’adonnant à leurs passions), de responsabilité et de volonté (certains sont responsables de leurs maux alors que d’autres les subissent). C’est que tous ces héros ont en commun « d’appartenir à une caste exerçant le pouvoir de façon absolue » (p. 26) et d’expérimenter cette « dérive tyrannique » (p. 29). Les conséquences et les enjeux sont aussi importants que divers. Les personnages sont des héros fourvoyés, corrompus, du point de vue de la philosophie politique. Pour le théâtre et la dramaturgie, c’est une réussite : les machines comme l’eccyclème permettent d’exhiber sur scènes des crimes spectaculaires ; l’incarnation des maux, des vices, des passions dans le corps des personnages produit des scènes éminemment visuelles, frappantes, devant détourner le spectateur de telles horreurs. Se pose alors une question de philosophie physique ou religieuse : comment un monde ordonné par les dieux peut-il permettre ces actions monstrueuses ? Ce n’est pas que la providence divine déserte le cosmos, mais qu’il y a un ordre supérieur auquel les personnages, qu’ils triomphent ou soient punis, concourent sans même le savoir. En découle une leçon de philosophie morale : « l’éloge de la sobriété heureuse » (p. 53), exact contraire des cours luxueuses et débauchées qui forment le décor tragique sénéquien par excellence. L’enchaînement des idées est clair et fluide, et le panorama dressé fait embrasser du regard ce vaste ensemble tout en livrant de façon systématique des détails sur tel personnage, sur telle scène cruelle.

Les lignes consacrées aux Transmission, traduction et édition du texte ont l’avantage de préciser ce qui ne l’est que trop rarement dans les éditions dites scientifiques. Même si tous les choix ne sont pas justifiés, ils sont au moins explicités. Le lecteur aguerri l’appréciera, le lecteur novice comprendra ce qu’est la transmission des textes, les questions que se posent un éditeur et un traducteur. L’ordre de présentation des tragédies, par exemple, n’est pas celui que l’on trouve dans les manuscrits (qui d’ailleurs divergent selon leurs familles), mais un ordre suivant autant que faire se peut la chronologie mythique : les tragédies du cycle thébain (Œdipe, les Phéniciennes, Hercule Furieux et Hercule sur l’Œta) ; du cycle des Argonautes (Médée et Phèdre) ; du cycle des Atrides (Thyeste) ; du cycle troyen (les Troyennes et Agamemnon) – sans que la part d’arbitraire de ce classement ne soit niée. D’autres points de méthode montrent bien que des choix sont nécessaires dans la construction du livre : numérotation des vers, présentation des vers (libres), traduction recherchant les effets de rimes et de rythmes, insertion de didascalies externes, numérotation des parties (actes et scènes) pour aider à la lecture. Il en ressort que le texte de Sénèque, si dense et si érudit, semble finalement accessible et que les lecteurs, décomplexés, peuvent « se laisser porter » (p. 66) pour goûter sa poésie sans forcément en comprendre ou entendre toutes les subtilités.

Les Tragédies complètes occupent le cœur de l’ouvrage : le texte français est présenté en vers libres, annoté à la fin de chaque pièce et accompagné d’astérisques renvoyant aux entrées du « Dictionnaire mythologique » final. Le choix du corpus (inclusion de l’Hercule sur l’Œta et exclusion de l’Octavie) n’est abordé qu’au détour de la note 1 à l’Hercule sur l’Œta. Nous pouvons comparer les traductions à celles données antérieurement pour Médée et Œdipe : comme dit, elles sont largement similaires, mais quelques ajouts viennent à l’occasion préciser un terme latin, des changements sont opérés sur quelques adjectifs, la disposition de vers est parfois légèrement modifiée, le tout accroissant encore la justesse et l’efficacité de la version française. Les notes se divisent en plusieurs catégories : certaines portent sur le texte lui-même (rétablissement de l’ordre des v. 22-23 pour Médée par exemple) ; d’autres expliquent des références ou explicitent des allusions ; d’autres encore établissent des parallèles entre certains passages. L’ensemble produit un texte aisément lisible, aéré, précisé par certaines didascalies, dans une langue à la fois précise et vivante.

Suit enfin un Dossier composé de plusieurs rubriques. Des Repères chronologiques fournissent d’utiles jalons sur la vie et l’œuvre de Sénèque. La Bibliographie sélective rassemble des titres récents, en français surtout et en anglais pour quelques-uns, et donne un aperçu des angles d’approche (philosophie, théâtre, politique, réception…) actuels des tragédies. Deux grands points forts complètent le dossier : la Notice sur la tragédie romaine présente de façon très synthétique celle-ci dans son contexte religieux, politique, architectural et littéraire. Elle attire l’attention sur la perte des nombreux jalons précédant la tragédie impériale, et, partant, appelle à l’humble prise de conscience que « jamais nous ne pourrons voir et comprendre ces tragédies comme les anciens le faisaient » (p. 791). La dernière partie de cette notice évoque les diverses modalités de représentation des tragédies (mises en scène, recitationes privées ou publiques), représentation sinon effective en ce qui concerne celles de Sénèque, du moins envisagée comme telle (voir les dispositifs scéniques requis pour ces tragédies « audacieuses et provocatrices » p. 796). Enfin, le Dictionnaire mythologique, atteignant presque une centaine de pages, répertorie les personnages et les lieux présents explicitement ou sous forme allusive dans les tragédies. C’est un outil qui sera très précieux à tout lecteur, tant l’univers mythologique de Sénèque est vaste et richement peuplé ; il sera commode car il ne se perd pas dans les ramifications des différentes versions, mais donne l’essentiel pour suivre la geste mythique de tel personnage ou pour comprendre où l’on se trouve dans tel vers, puisque les anthroponymes et les toponymes sont systématiquement assortis de la référence où ils apparaissent dans le corpus tragique.

Cette somme est on ne peut plus bienvenue pour les étudiants en lettres classiques, en histoire du théâtre, pour les lecteurs de tragédies latinistes ou non, pour les enseignants qui voudront présenter un solide ouvrage à moindre coût à leurs classes, aux professionnels du théâtre qui pourront s’appuyer sur une traduction à la fois rigoureuse et enlevée, tout à fait propice à la mise en bouche et en corps, qui rend hommage à la langue puissante de ce « théâtre de l’incarnation » (p. 36).

 

Pascale Paré-Rey, Université Jean Moulin,, UMR 5189 – HiSoMA

Publié dans le fascicule 1 tome 125, 2023, p. 206-208

 

[1]. Les monstres de Sénèque : pour une dramaturgie de la tragédie romaine, Paris 1997 et sa thèse La Fureur et la mémoire : recherches sur la mythologie dans les tragédies de Sénèque, précédées d’un essai comparé sur la mythologie et le tragique en Grèce et à Rome avant Sénèque, Paris Sorbonne, 1981.