Dans ce livre original, les auteurs, Vincent Azoulay et Paulin Ismard (les A.), proposent de redécouvrir et de réinterpréter les événements de l’année 403 à Athènes, marquée comme on le sait par la révolution oligarchique dite des Trente et par le retour, après une guerre civile, de la démocratie. Si cette stasis est bien connue dans son déroulement, les A. en proposent une nouvelle lecture. Bien des historiens ont, par le passé, voulu mettre en avant dans ces moments dramatiques les groupes qui composaient Athènes en privilégiant le « parti oligarchique », les hétairies, voire les réseaux ou les associations ; les A. préfèrent employer la métaphore chorale.
Bien sûr, cette hypothèse part du célèbre discours de Cléocritos, le keryx d’Éleusis qui, s’adressant après la bataille de Munychie aux oligarques vaincus et voulant les convaincre de déposer les armes, leur montre tout ce qui réunit les citoyens : participation aux mêmes fêtes religieuses, fréquentation des mêmes écoles, engagement dans les mêmes dangers et participation commune aux mêmes chœurs. De ce fil ténu, les A. tissent une toile très intéressante, usant de renvois que d’aucuns qualifieraient d’anachronismes mais que Jacques Rancière et Nicole Loraux ont largement réhabilités en montrant que l’utilisation consciente et contrôlée de l’anachronisme permettait la connexion d’une ligne de temporalité à une autre. Les marins de Samos en 411 et « l’expérience gaullienne de la France libre » en 1940 (p. 84), les armées de Thrasybule en 404/3 et celles de Garibaldi et de Mao (p. 90), les oligarques et le gouvernement de Vichy (p. 110 – Pierre Jouguet, Révolution dans la défaite. Études athéniennes, Le Caire 1942 et Jules Isaac, Les oligarques. Essai d’histoire partiale, Paris 1946 avaient déjà fait ce rapprochement), Archinos qui veut mettre fin aux dissensions et les Thermidoriens (p. 108 et 130), tous ces parallèles replacent l’événement 403 dans un processus de regroupement de forces politiques ou militaires dont les A. rappellent ici que, pour être originale, l’expérience athénienne de 403 n’est pas exceptionnelle.
Certes, la métaphore chorale paraît parfois un peu forcée dans le sens où l’on ne devine pas que le groupe étudié ait jamais pu fonder un chœur : ainsi celui des « travailleurs précaires » (p. 201 et 210), expression dont on mesure bien la portée, ou plus encore le « chœur thrace » de Munychie. De même, les A. admettent que le chœur en question peut ne pas répondre à une homogénéité réelle, ce qui peut les amener à parler de « demi-chœur » lorsqu’ils évoquent les divisions apparues entre les démocrates. Mais on doit toutefois admettre que cette hypothèse chorale est séduisante, ne serait-ce que par l’aspect social et culturel qui est le sien et que les A. ont bien mis en valeur.
Le principe est alors de présenter la révolution oligarchique, dans sa naissance comme dans sa mort, au travers de dix personnalités, célèbres ou pas, plus ou moins représentatives des divisions de la cité selon les idées ou les statuts, reflétant une vision des événements. À tout seigneur, tout honneur, Critias et les oligarques, dont les A. précisent avec pertinence qu’il faut attendre Diodore de Sicile pour en faire le coryphée de ces hommes unis par des liens indéfectibles : « la tyrannie des Trente fut aussi une tragédie de l’amitié aristocratique » (p. 59). Puis vient Thrasybule, résistant authentique, qui fut un temps tenté d’ouvrir la citoyenneté aux esclaves, et peut-être pour cela, devint le mal-aimé de la restauration démocratique. Archinos, « le Thermidorien », le promoteur de la réconciliation avec les oligarques modérés, qui fut peut-être l’auteur d’une epitaphios, est en fait le véritable vainqueur de cette « année terrible ». C’est lui que les A. désignent avec raison comme étant à l’origine de la réécriture d’une histoire peut-être pas aussi belle que cela et dont la Constitution des Athéniens attribuée à Aristote est l’aboutissement révisionniste (p. 132). Mais on ne les suivra peut-être pas sur toute leur démonstration lorsqu’ils affirment (p. 136) que la réconciliation faite à l’avantage des oligarques les moins engagés dans la guerre civile s’explique par le fait que l’assemblée était essentiellement composée de leurs partisans, les plus pauvres des citoyens, en raison d’un misthos encore bien faible, ne pouvant se permettre de perdre une journée de travail. C’est oublier ici que le misthos ekklèsiastikos avait justement été mis en place pour permettre aux thètes de participer à l’Assemblée. Peut-être y a-t-il là une vision un peu « victimaire » des partisans déçus de la démocratie. « Socrate ou la voix de la neutralité » représente le quatrième « chœur », particulièrement nombreux selon les auteurs. Il n’y eut en effet pas que des « collabos » et des « résistants » dans l’Athènes du temps et, pour demeurer dans le cadre d’une « concordance des temps », la situation de la cité n’est peut-être pas si différente en cela de la France des années 1940-1944…
Avec la prêtresse d’Athéna Lysimachè, nous faisons connaissance avec des personnages moins immédiatement célèbres mais pas forcément moins influents. Lysimachè, dont on sait que, sous un pseudonyme à peine voilé, elle est mise en scène par Aristophane dans Lysistrata. Elle est l’une des rares femmes attestées dans les inscriptions officielles de la cité et les A. veulent croire qu’elle joua un rôle dans la réconciliation (« elle était nécessairement présente aux côtés de Thrasybule » p. 171). Mais on n’en sait rien… De fait, les pouvoirs qui lui sont accordés selon eux sont loin d’être assurés et ne dépendaient en réalité que de ce que les hommes lui concédaient. De même, le développement sur une certaine Syéris connue par une inscription laisse un peu l’impression d’une volonté un peu forcée de faire entrer la datation du texte qui la mentionne avec l’idée sous-tendue, très actuelle, d’une participation majeure des femmes dans la vie des cités grecques. On devine là la prégnance des valeurs de notre monde contemporain qui font légitimement des femmes les égales des hommes. Mais il n’en était pas vraiment de même en 403 avant notre ère et d’ailleurs, les auteurs en paraissent convaincus (p. 192-195).
Il est vrai que, plus on s’éloigne de personnages connus et plus la dimension interprétative s’accroît. Le « chœur » des « travailleurs précaires » autour d’Euthèros, citoyen athénien attesté dans Les Mémorables de Xénophon – mais a-t-il une existence réelle ? – permet d’évoquer la société de ces misthôtoi, ces travailleurs salariés nombreux à Athènes et largement dévalorisés socialement bien que leur statut de citoyen n’ait pas vraiment fait débat, hors périodes oligarchiques s’entend. Mais forment-ils réellement un « chœur », c’est-à-dire une classe unie, agissant à l’unisson ? Certaines prises de position des A. feront débat, comme celle-ci : « on ne peut sous-estimer la dimension élitaire de la politique des modérés théraméniens, tel Archinos qui, lors de la restauration de la démocratie, veilleront à briser l’éventuelle alliance entre des travailleurs réunis par l’épreuve de la résistance » (p. 213).
Hégésô est une Athénienne dont on connait surtout une chose : sa stèle funéraire, l’une des plus belles de l’art funéraire attique, et l’inscription gravée sur le socle. Mais elle est aussi la fille d’un personnage mieux connu essentiellement par le discours d’Isée Sur la succession de Dikaiogénès, Proxénos d’Aphidna, descendant de la famille des tyrannoctones et hellénotame en 410/09. Si la guerre civile de 403 n’apparaît pas de façon très nette, c’est une atmosphère générale qui est ici décrite.
Le huitième personnage mis en scène est de loin le plus mal connu. Nous ne savons de lui que son nom, Gérys, dont le nom laisse entrevoir une origine servile, peut-être thrace. Son engagement auprès de Thrasybule et de ses hommes lui permit de devenir sans doute métèque isotèle avec le droit d’epigamia. Mais on sait aussi de lui qu’il était maraîcher (lachanopôlès). Une épitaphe (traduite p. 239) nous indique aussi le nom de son fils, Théophilos, qui se qualifie également d’isotèle. Mais c’est surtout l’occasion de mettre en scène le monde de l’agora marchande, si favorable à la démocratie. Je ne sais si l’on peut véritablement parler d’un « chœur thrace » et si les Thraces d’origine étaient si nombreux que cela à Athènes. Mais on donnera un large crédit aux A. de montrer que, si la démocratie fut restaurée grâce à la bataille de Munychie, les métèques et les esclaves y prirent une part majeure que les Athéniens cherchèrent par la suite à minorer.
Avec Nicomachos – qui a été l’élément majeur d’un travail récent de l’un des auteurs et auquel on se reportera utilement – on entre dans le domaine des « serviteurs de la cité ». Mais si Nicomachos est le personnage essentiel de ce chapitre, c’est Aristophane et ses Grenouilles, présentées en 405, qui attirent la réflexion : cette pièce montre à l’évidence les tendances pro‑oligarchiques du poète comique lorsqu’il voue aux gémonies le dirigeant démocrate Cléophon et donc Nicomachos, qui fut chargé après la première tentative oligarchique, et sous l’égide d’une commission chargée de réviser les lois, de mettre en place le nouveau calendrier religieux. Or, Nicomachos, quoique citoyen et visiblement engagé aux côtés des démocrates lors de la guerre civile, était très probablement le fils d’un esclave public et fut l’objet d’un procès en 399 et d’un réquisitoire prononcé par un client de Lysias (Contre Nicomachos). C’est un « chœur de bureaucrates » favorables à la démocratie que représente ici Nicomachos.
Nicomachos offre une transition commode avec le dernier personnage étudié, et non le moindre, Lysias. La lecture des pages remarquables qui lui sont consacrées vont, c’est le moins que l’on puisse dire, à l’encontre de l’image d’Épinal du bon démocrate. De fait, c’est presque une biographie succincte du logographe qui nous est proposée avec une étude serrée de ses clients qui, pour l’essentiel correspondent à un « tout petit monde de riches ». Certes, les tarifs de Lysias – comme ceux, plus tard, de Démosthène ou d’autres encore – devaient être un moyen de sélection efficace. Mais, ce que montrent les A., c’est que les clients défendus par Lysias correspondent bien plus à ce que l’on appellera la frange modérée de l’oligarchie qu’aux hommes du Pirée en lutte. Opportunisme ? Choix de classe, plus vraisemblablement. Certes, il fut pourchassé par les plus extrêmes de ces oligarques. Mais, « à la faveur de la guerre civile, Lysias avait peut‑être changé d’amis, mais pas de classe sociale » (p. 302). À coup sûr, il ne représentera jamais un éventuel « chœur des métèques ».
Certes, Vincent Azoulay et Paulin Ismard ont pris soin de signaler en conclusion que la choralité ici présentée était une métaphore. Mais cette métaphore est parlante dès lors que l’on prend en compte les pratiques sociales des Grecs – et surtout de la frange supérieure de la société – car les A. ont montré de façon convaincante que les statuts sociaux que l’on présente traditionnellement comme déterminants de la place de chaque individu (citoyens/non-citoyens, libres/non-libres, hommes/femmes) n’étaient pas forcément des barrières infranchissables.
Le livre se termine par une étude chronologique serrée des événements de la guerre civile (p. 316-330), étude qui montre que la stasis proprement dite, la période où règne l’anomie, n’aura duré que cinq mois, même si avant comme après ce court laps de temps, il reste possible d’utiliser ce terme pour désigner les soubresauts qui agitèrent la cité. Il est vrai qu’après 403, Athènes se retourne vers son passé – voie que les historiens ont empruntée pour parler de « décadence » de la cité. On nuancera toutefois le propos concernant l’Acropole et ses constructions en signalant que, si aujourd’hui ne subsistent sur le rocher sacré que des bâtiments du Ve siècle, le IVe siècle a vu par exemple l’érection de la Chalcothèque, ce vaste bâtiment que les archéologues du XIXe siècle n’ont pas cherché à restaurer.
Au final, l’impression dominante de cet ouvrage très important est que les événements de 403 ne sont pas cet idéal de réconciliation voulu par la doxa démocratique mais qu’il y eut, au sortir de la violence des Trente, des luttes d’influence ayant pour but de créer consciemment une histoire recomposée de la guerre civile. On ne sera peut-être par d’accord avec toutes les conclusions de ce livre, mais la controverse intellectuelle est le destin naturel des meilleurs ouvrages qui visent à bousculer des idées reçues.
Patrice Brun, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 276-279