Cet ouvrage publié dans la Collection de l’École française de Rome (CEFR 357) est tiré d’une thèse soutenue en 2013 à l’Université Paris VIII sous la direction de C. Saliou et J.-P. Vallat. Il est « accompagné » d’un corpus de l’ensemble de boutiques (plan, bibliographie etc.) et des documents iconographiques accessibles sur le site de l’ÉFR. Il est précédé d’une préface rédigée par un excellent connaisseur d’Ostie, Carlo Pavolini, qui, en italien, reprend déjà de façon admirative et critique la totalité de l’ouvrage.
Cette recherche s’inscrit dans un courant actuellement porteur des études sur les villes antiques où les aspects commerciaux et, de façon plus large, économiques sont au cœur des préoccupations, dans la continuité de ce qui a déjà été proposé, pour se limiter à la production en français, par Nicolas Monteix pour Herculanum et plus généralement les villes du Vésuve ou l’équipe de Jean-Pierre Brun pour Pompéi. Cela rejoint également les préoccupations des historiens modernistes et contemporanénistes sur le « monde de la boutique » et son importance dans la « fabrique de la ville ».
La principale difficulté dont a parfaitement conscience J. Schoevaert (désormais JS) est une documentation beaucoup moins abondante et surtout de moindre qualité pour Ostie comparée à celle dont disposent non seulement les historiens des périodes récentes mais aussi ceux qui s’intéressent aux villes détruites par l’éruption du Vésuve. À cela deux raisons, la première étant régulièrement invoquée par l’auteur : la plus grande partie d’Ostie a été dégagée hâtivement pendant les années du Fascisme en vue de préparer la grande exposition prévue pour 1942, sans que de véritables fouilles soient réalisées et en particulier la documentation correctement enregistrée. La deuxième raison, peut-être sous‑estimée dans cet ouvrage, concerne les conséquences de la très longue durée de vie qu’a connue Ostie, habitée au moins partiellement jusqu’au Ve siècle comme le mentionne clairement le titre de cet ouvrage. Or il est peu vraisemblable que les boutiques étudiées aient pu conserver plusieurs siècles les éléments caractéristiques de leur fonctionnement (mobilier spécifique, enseignes etc.), en particulier tels qu’ils étaient établis au IIe et au IIIe siècle, période de leur plus grand développement. Une continuité d’occupation n’est pas elle-même suffisante pour garantir le maintien des activités telles qu’elles étaient prévues au départ. De ce fait, les critères d’identification des fonctions ne peuvent être établis qu’à partir des éléments bâtis comme les comptoirs pour les commerces alimentaires et encore en admettant que tous étaient construits avec des matériaux non périssables et le plus souvent, s’agissant d’objets mobiliers, pour la seule dernière phase d’occupation. Il faut reconnaître à JS une très grande prudence dans chacun des chapitres traités, prudence suivie d’un refus quasi systématique de proposer en définitive des conclusions tranchées. On admettra volontiers avec lui que nous sommes plus souvent dans le domaine du probable (appuyé au mieux sur un faisceau d’indices) que du certain.
En raison des limites de la documentation, les aspects méthodologiques sont fondamentaux pour rendre crédible l’analyse qui est proposée. Chaque chapitre est ainsi construit sur le même modèle : une introduction qui reprend les données héritées de l’historiographie depuis les premières recherches consacrées à Ostie et plus généralement aux boutiques, y compris dans les contradictions que cela génère ; une analyse appuyée sur les données du corpus ; une conclusion qui résume l’argumentation et
conduit à privilégier l’une ou l’autre piste antérieure et à écarter les autres. D’un point de vue formel, on regrette que cette conclusion qui concerne chaque chapitre et même chaque sous‑chapitre ne soit pas mieux distinguée typographiquement du corps de la démonstration, mais on doit reconnnaître la volonté de l’auteur de prendre clairement parti sur tous les points du dossier.
Pour pouvoir apporter du nouveau, les aspects quantitatifs et chronologique sont été particulièrement soignés, qu’il s’agisse des chiffres bruts ou de leur traduction graphique sur laquelle je reviendrai. La validité de ces données quantitatives repose en grande partie sur le souci préalable de définir clairement les critères pris en compte pour les obtenir. Cela concerne aussi bien la définition de la « boutique » d’un point de vue littéraire ou juridique (présence ou non d’un atelier ; local professionnel et logement ou non) qu’archéologique (comment identifier une boutique sur le terrain ?). Le principal critère retenu pour ce dernier point par JS est l’existence d’une large baie ouverte sur la rue mais susceptible d’être fermée par un système de planches glissées dans une rainure du seuil. De même, y compris pour les aspects quantitatifs relatifs (pour prendre un exemple, le nombre de boutiques par habitant), la nécessité de comparaisons avec les sites vésuviens et la Ville de Rome est une constante de l’ouvrage malgré les difficultés, même pour ces cas plus privilégiés, de disposer de données exhaustives fiables. Cette voie étroite était le seul moyen d’établir l’originalité éventuelle des boutiques ostiennes.
Le corpus ainsi réuni par JS comprend 1263 boutiques (p. 38) dont 575 encore munies du fameux seuil « à rainure longitudinale », avec une emprise moyenne de 30 m², contre, par exemple, 880 identifiées à Pompéi pour une surface fouillée équivalente. Ce chiffre correspond toutefois à toutes les boutiques identifiées, quelle que soit la période prise en compte, mais (p. 82) 87% ont été édifiées pendant les IIe et IIIe siècles pour 7% antérieures et 3% du IVe et autant du Ve siècle (tableau p. 86). Ces boutiques pouvaient abriter 5 000 personnes soit entre 3 et 20% de la population totale de la ville estimée entre 30 000 et 60 000 habitants (p.79). Ces boutiques sont intégrées dans quasi tous les cas à un bâtiment dont elles peuvent occuper (p. 95) tout le rez‑de‑chaussée dans le cas des immeubles collectifs (pour 26% du corpus) ou seulement une partie significative (dans 22%) ce qui fait de ce que l’on nomme traditionnellement les insulae le lieu de plus grande concentration de boutiques. On en compte également en façade des « domus » et des collèges (respectivement 3 et 1%), des entrepôts (8%), des thermes et autres bâtiments à fonctions multiples (19%). Seulement 17% des boutiques forment des bâtiments autonomes (p. 89-92). Le lien avec l’édification des insulae aux IIe-IIIe siècles n’est pas seulement chronologique mais donne aux boutiques d’Ostie un caractère original par rapport aux boutiques vésuviennes, en particulier la possibilité d’une séparation plus grande entre lieu d’activité et logement, ce dernier pouvant être assuré dans un « appartement » de l’insula et par là‑même permettant une plus grande indépendance du boutiquier par rapport au propriétaire.
Il ressort également du corpus que les boutiques d’Ostie n’ont pas ou pas beaucoup fait l’objet d’opérations publiques ou évergétiques (p. 94), mais qu’elles s’inscrivent clairement dans le mouvement massif des constructions consécutives au développement des ports de Claude, puis de Trajan, à l’origine d’un accroissement sensible de la demande de logements « intermédiaires ». La réponse, originale, a été la construction « en hauteur », avec cette forme d’habitat collectif propre à Rome et Ostie, l’extension des surfaces bâties étant rendue impossible par la présence du Tibre et de la mer. Toutefois, il faudra peut-être à l’avenir tenir davantage compte de ce qui a pu être édifié sur la rive droite du Tibre (dont on commence seulement à prendre conscience de son importance) pour confirmer ou infirmer ce qui demeure pour moi une hypothèse…
Les évolutions des boutiques (surélévation, fusion, empiétement sur la rue ou le portique etc.) sont bien évidemment prises en compte et analysées de façon détaillée d’un point de vue technique (p. 103), mais également institutionnel (p. 219 et sq). Au passage, on remarquera la très grande place accordée aux dernières phases de la cité et aux contradictions que cela fait apparaître (p. 112) entre des secteurs (et des boutiques) dans un état d’abandon avancé alors que d’autres boutiques voisines sont reconstruites et parfois même embellies par des décors de marbre. On ne peut cependant pas négliger les conséquences d’un déclin démographique commencé dès le milieu du IIIe siècle pour expliquer ces contrastes et en particulier l’abandon des insulae et des boutiques qui y sont massivement associées (p. 114) et il faut vraisemblablement redimensionner la valeur qu’il convient d’attribuer à ces « embellissements » dans une ville qui ne devait pas manquer d’éléments de marbre en remploi. On peut également s’interroger sur cette vision un peu trop optimiste pour moi, proposée par Paul Albert Février en son temps et reprise un peu mécaniquement par JS (p. 184), d’une absence de crise aux IIIe-IVe siècles, en contradiction avec l’essentiel des observations que l’on peut faire à Ostie.
Les activités identifiables dans les différentes boutiques occupent la seconde partie de l’ouvrage. C’est dans ce domaine que les manques dans la documentation sont les plus criants (p. 153) puisque seulement 55 boutiques alimentaires ont pu être identifiées avec un degré de vraisemblance satisfaisant, appartenant pour la plupart aux dernières phases (p. 131). Ce déficit dans la documentation archéologique n’est pas vraiment compensé par l’examen des 18 reliefs découverts à Ostie, provenant pour l’essentiel de la nécropole d’Isola sacra, figurant des activités seulement « éventuellement » boutiquières (p. 155). C’est donc un exercice très difficile qu’a tenté JS et le bilan est donc d’autant plus mince (p. 160) que l’on s’en tient à ce que l’on connaît véritablement à propos des boutiques et non aux activités prises pour elles‑mêmes. De fait, sans perdre de vue totalement les boutiques, les deux dernières parties correspondent davantage au sous‑titre de l’ouvrage (« l’économie urbaine au quotidien… ») qu’au titre, « les boutiques », avec une attention particulière portée au rôle du port dans l’économie locale. De ce fait, la question essentielle est celle de la concurrence ou de la complémentarité entre activités des boutiques d’une part et, d’autre part, activités des (grands) ateliers et du port. La réponse (p. 186) est clairement la complémentarité entre boutiques et grands ateliers, l’activité des boutiques étant par ailleurs clairement indépendante de celles du port. Les nombreux collèges attestés à Ostie paraissent concerner très peu les « boutiquiers » qui appartiennent donc clairement aux catégories moyennes / inférieures de la population. Les reliefs figurant à Ostie des activités de commerce de détail ou d’artisanat ne sont pas comme l’avait déjà montré J.-Cl. Béal, les émanations de ces boutiquiers ou artisans mais de leurs commanditaires appartenant à des classes sociales très supérieures (p. 193) dont la richesse repose sur ces activités qu’ils ne pratiquent pas eux-mêmes directement.
Dans la troisième partie, JS revient plus directement sur la question des boutiques par le biais de leur inscription dans la ville et, en particulier, via les portiques, dans le réseau des rues et des quartiers. Pour cela il fait appel au concept de la géographie quantitative et notamment à la technique des « cartes de chaleur ». Ces outils qui demandent des compétences informatiques particulières et appellent donc à des collaborations permettent d’analyser principalement la répartition des boutiques dans l’espace. Si la « mécanique » de ces manipulations dépasse largement mes compétences, leur traduction cartographique est particulièrement efficace visuellement et parfaitement commentée par l’auteur. La concentration dans les rues passantes était attendue mais JS pointe également quelques particularités qui font l’originalité d’Ostie comme les boutiques desservies par le biais de cours intérieures, l’absence de boutiques alimentaires près du forum et leur concentration dans les quartiers des insulae etc. L’accessibilité paraît être un critère essentiel de localisation (p. 236), ce qui, paradoxalement, réduit l’intérêt des zones piétonnes pour la localisation des boutiques.
L’importance des liens qui unissent portiques et boutiques donne lieu à de longs développements, la plupart des boutiques ouvrant sur un portique qui prolonge ainsi l’espace commercial, ne serait- ce qu’en abritant les clients puisque ceux-ci pénètrent rarement dans la boutique. À Ostie, les portiques sont aménagés très progressivement et bien qu’ils contribuent à la monumentalité des rues principales, ne paraissent pas avoir fait l’objet pour SJ d’un projet public cohérent (p. 210). Si la chronologie et la réalisation très hétérogène qui en découle ne peuvent êre mises en doute, on peut quand même s’interroger sur l’absence de consignes générales. En revanche, je souscris pleinement à l’idée que les portiques, s’ils tendent à monumentaliser la rue, conduisent également à minimiser l’entrée des riches demeures : de fait les rares boutiques qui n’ouvrent pas sur un portique concernent précisément les domus qui sont dotées en revanche d’une entrée monumentalisée. Le dernier point concernant les portiques est celui de leur empiétement par des boutiques dont 18 cas sont relevés (p. 219). Contrairement à ce qu’écrit JS (p. 232), cela n’est pas propre à Ostie et concerne en Gaule également des « agglomérations secondaires » comme Bliesbruck (Moselle). Pour lui, ces empiétements, plutôt qu’un signe de démission des autorités publiques, traduiraient un enrichissement des boutiquiers. Là encore cettte vision optimiste des dernières périodes d’Ostie mérite d’être nuancée même si l’idée de solutions négociées entre boutiquiers et autorités ne traduit pas un abandon total des fonctions traditionnelles d’encadrement exercées par ces dernières.
Dans un texte globalement très clair et correct on peut regretter quelques incongruités récurrentes comme des a priori accentués (par exemple p. 258), des « en boutique » (p. 250) qui rappellent le « en caisse » des supermarchés actuels. Plus regrettable pour la compréhension, quelques textes latins, parfois difficiles et pourtant essentiels pour la démonstration, ne sont pas traduits (par exemple Ulpien p. 72-73). La difficulté de consulter de façon simultanée le texte et le corpus fait regretter la complexité de la numérotation des boutiques pour un lecteur occasionnel et plus encore l’absence de quelques dessins qui auraient permis de mieux comprendre le texte, voire de réduire des descriptions assez austères (par exemple celle des fouleries p. 132-133). Mais il s’agit de broutilles et le bilan de cet ouvrage reste globalement très positif, la qualité souvent médiocre de la documentation ne pouvant être imputée à l’auteur. Celui-ci a su, au contraire, en tirer tout ce qu’il était possible d’en obtenir et l’image d’Ostie et de ses activités économiques en sort très largement renouvelée.
Xavier Lafon, Institut De Recherche sur l’Architecture Antique (Usr 3155)
Université Aix-Marseille
Publié dans le fascicule 1 tome 121, 2019, p. 258-261