Après le premier volume des pièces perdues de la tragédie grecque paru en 2016 et consacré aux « auteurs négligés », ceux qu’on appelle plus généralement les « auteurs mineurs », W. fait paraître en 2018 un second volume qui s’attache aux pièces perdues de la triade bien connue, Eschyle, Sophocle et Euripide. Contrairement au volume I, W. ne peut, faute de place, fournir une traduction des fragments trop nombreux.
La perspective est évidemment la même dans les deux volumes et W. renvoie lui-même au Prologue du volume I pour déterminer sa méthode et le but suivi dans les deux cas : il s’agit toujours de placer la tragédie grecque dans un ensemble plus vaste, plus complet que celui obtenu à l’aide du corpus restreint de la trentaine de pièces intégralement conservées des trois auteurs consacrés. Nous ne possédons en effet que sept pièces intégrales de chacun des trois Tragiques, ce qui correspond à un choix opéré entre le IIe et le Ve siècle ap. J-C., au moment du passage du volumen, le rouleau de papyrus, au manuscrit. Pour Euripide, nous disposons d’une dizaine d’œuvres supplémentaires appartenant à un rouleau d’œuvres complètes de ce poète retrouvé dans la bibliothèque de Constantinople. Il est vrai que cette trentaine de pièces forme un bien maigre échantillon, au regard de la production totale de ces trois poètes qui ont composé chacun une petite centaine d’œuvres, et surtout au regard de la production totale, y compris celle des autres poètes, tout aussi prolifiques.
C’est dans le but de proposer au lecteur une idée plus juste de ce corpus tragique complet, en excluant logiquement les drames satyriques qui ne relèvent pas de ce corpus, que W. s’est attelé à ce travail qui vise un large public, en priorité les non hellénistes, vu l’infime place réservée au grec toujours translittéré. Voici ce qu’écrit l’auteur dans le prologue du volume I : « The main justification of this book is that it makes possible a more complete picture of a genre which is still very widely read, studied and performed » (« La principale justification de ce livre est de rendre possible une image plus complète d’un genre qui est encore très largement lu, étudié et mis en scène », I, Prologue, p. X). L’auteur pense donc aux nombreux traducteurs, et surtout aux metteurs en scène de ces tragédies antiques, montées encore aujourd’hui dans le monde entier. Les spécialistes disposent en effet d’éditions savantes de ces fragments. L’édition de Nauck[1] a été remplacée par celle de Kannicht, Snell et Radt[2]. Les fragments des deux ouvrages de W. sont ainsi cités dans cette édition qui fait référence. Mais pour celui qui ne connaîtrait pas l’alphabet grec, il est difficile de comprendre le classement des œuvres citées. L’auteur vise avant tout à remettre en perspective des pièces, comme Les Perses, Antigone ou Œdipe que nous avons tendance à lire comme des chefs-d’œuvre absolus, ce qu’ils sont, mais sans avoir toujours conscience de leur contexte de création.
W. rappelle à bon escient que les « fragments » trouvent le plus souvent leur source dans des citations d’auteurs antiques, qui peuvent se limiter à un mot chez les lexicographes, comme Hesychius ou la Souda. Très souvent elles se réduisent à des maximes (γνῶμαι) qui ne permettent pas d’intégrer la citation dans une quelconque intrigue. La source vient alors de compilateurs tardifs tels Athénée ou Stobée. De nombreuses citations se trouvent aussi chez Platon ou Aristote. Une autre source appréciable est celle des Comiques, Aristophane occupant une position dominante dans la paratragédie. Mais la déformation comique incite à la plus grande prudence dans l’utilisation de ces citations, point sur lequel insiste à juste titre W.
Les didascalies, inscriptions sur des pierres, transmettent la liste des vainqueurs aux concours théâtraux ; les « hypothèses », souvent attribuées à Aristophane de Byzance et qui sont placées en tête des pièces recopiées sur nos manuscrits, sont des mines qui fournissent le titre des autres pièces de la tétralogie, la date de sa représentation et le rang obtenu par le poète, ainsi que quelques mots sur le traitement du mythe. Mais quelquefois cela ne nous fournit que le nom d’un auteur ou le titre d’une œuvre sans que nous en sachions davantage.
W. a raison de préciser que le terme de « fragment abîmé » convient surtout aux trouvailles archéologiques des XIXe et XXesiècles, souvent faites en Égypte. Ces trouvailles papyrologiques, pour précieuses qu’elles soient, sont souvent très lacunaires. L’un des plus longs papyri d’Eschyle ne contient que 28 vers de sa Niobé. De plus, ces fragments révèlent très peu souvent avec certitude celui qui parle et à quel moment de l’intrigue ils se situent. L’Hypsipyle d’Euripide et son Phaéton avec des centaines de vers retrouvés font figure d’exception.
Pour reconstruire les intrigues, nous disposons des Fables d’Hygin, un écrivain latin du Ier siècle av. J.-C., et de la Bibliothèque d’Apollodore qu’on ne sait situer chronologiquement (II, Introduction, p. 7). Ces mythographes ne donnant jamais leurs sources, ceux qui les utilisent sans discrimination risquent fort d’extrapoler.
Ces multiples sources doivent donc être utilisées avec les plus grandes précautions, comme ne cesse de le répéter W. qui, selon ses propres dires, accomplit davantage une tâche archéologique que proprement littéraire : « In a sense, the fragments and testimonia are not texts to be read so much as evidence to be weighed and sifted » (« En un sens, les fragments et les testimonia ne sont pas tant des textes à lire que des témoignages qui doivent être pesés et passés au crible de la critique », I, Prologue, p. XXIV). Sa prudence est encore redoublée quand il s’agit des représentations figurées – essentiellement les peintures sur vases – dont on ne connaît jamais la source non plus. S’il reconnaît la valeur des travaux de Taplin[3], il ne s’en sert jamais comme d’une preuve irréfutable (voir p. 81 au sujet de l’Andromède de Sophocle : « The vase-paintings may not be based on tragedy at all, and it is best not to place too much reliance on them », « Il se peut que les peintures de vases ne dépendent pas du tout de la tragédie et il vaut beaucoup mieux ne pas trop se fier à elles »).
L’Érechthée d’Euripide est exemplaire de ce point de vue : l’idéologie patriotique du long fragment transmis par Lycurgue a été en effet largement remise en question par le dénouement de la pièce trouvé dans un papyrus de la Sorbonne (Pap. Sorb. 2328) et édité par Austin, seulement en 1967 : la mère Praxithea, si enthousiaste à l’idée de sacrifier sa fille à la patrie dans le texte transmis par Lycurgue, est dévastée par la douleur à la fin de la pièce. W. expose bien le problème dans la notice à cette pièce : l’orateur et homme d’État du IVe siècle avait choisi son extrait en fonction de ce qu’il voulait démontrer, ce qui est un principe rhétorique de base (p. 170-171). W. termine son introduction du volume II par un nouvel appel à la prudence et avertit le lecteur qu’il a dû multiplier tout au long de son ouvrage, des mots comme « inconnu », « incertain », « peut-être » ou « possiblement ».
Après 8 pages d’introduction qui suivent le sommaire, l’ouvrage envisage d’abord les fragments des trois tragiques avec une brève introduction pour chacun d’eux.
59 notices de pièces perdues concernent Eschyle sur 48 pages. Quelques-unes sont très courtes quand il ne reste que le titre de l’œuvre[4] ou que quelques mots rares recensés par les lexicographes. Quelquefois, les informations sont plus conséquentes, comme pour Niobé ou Philoctète dont le mythe est traité par les trois Tragiques. Le Jugement sur les armes (ὅπλων κρίσις) traite le même thème que l’Ajax de Sophocle mais en prenant le mythe en amont, au moment de l’attribution des armes d’Achille à Ulysse au détriment du héros de Salamine, ce qui provoquera sa crise de folie et son suicide. Aristote cite cette tragédie pour son sujet tiré de la Petite Iliade, épopée perdue pour nous.
87 entrées couvrant 62 pages sont consacrées à Sophocle et W. soutient que ces échantillons permettent de considérer le théâtre de Sophocle comme plus proche de celui d’Euripide que ne l’admet généralement la critique. Nous pourrions ajouter que les pièces conservées intégralement de la fin de sa carrière, Philoctète et Œdipe à Colone, dénotent déjà une forte influence euripidéenne. Un des exemples que donne W. est Prophets (Μάντεις) autour du devin Polyidos qui réussit à ressusciter Glaucos, le fils de Minos. W. indique que cette intrigue, pleine de rebondissements imprévus et d’éléments surnaturels, ne paraît guère « tragique », selon nos critères traditionnels. Le problème du Chrysès, exposé p. 134-136, est particulièrement troublant. Si l’intrigue de cette pièce correspondait à celle de la fable d’Hygin (120-121) relatant le voyage d’Oreste en Tauride pour récupérer sa sœur et la statue cultuelle d’Artémis et passant, au retour, dans l’île de Sminthe, où vit le prêtre d’Apollon, Chrysès le Jeune, fils du célèbre prêtre du premier chant de l’Iliade, il en résulterait qu’Euripide, dans Iphigénie en Tauride, pièce postérieure au Chrysès, emprunterait bien des éléments à Sophocle. L’aspect résolument novateur d’Euripide serait alors mis à mal … Mais pour l’heure, dans l’état de nos connaissances, W. rappelle une nouvelle fois que nous sommes réduits à de pures hypothèses, faute de textes sûrs provenant de la pièce de Sophocle.
Euripide avec 45 entrées occupe 65 pages, car les citations et les papyri sont plus abondants pour ce poète. Plusieurs de ses pièces au succès retentissant, comme Andromède, Antiope ou Hypsipyle, si elles ont disparu, ont cependant laissé beaucoup de traces. C’est aussi le cas de Télèphe le roi de Mysie, blessé par Achille et se rendant à Argos pour soigner sa blessure selon la prescription d’un oracle d’Apollon. Le sujet semble avoir été traité par les trois Tragiques ainsi que par Agathon, Iophon, Cléophon et d’autres encore, mais seule la pièce d’Euripide nous est connue, essentiellement grâce aux parodies d’Aristophane dans Les Acharniens et Les Thesmophories ; pour ceux d’Eschyle et de Sophocle, les renseignements sont bien maigres, selon W. p. 56-57 et 119. Dans une scène très célèbre, Télèphe, prototype du « roi en haillons » raillé par Aristophane, a pris le petit Oreste en otage pour fléchir Agamemnon.
Le chapitre IV, intitulé « Unfamiliar Faces », se focalise sur les différentes versions de mythes bien connus à cause du traitement qu’en donnent les pièces conservées les plus célèbres. Le « mythe » d’Œdipe ouvre ainsi le chapitre, suivi par ceux d’Antigone et de Médée. Le lecteur du XXIe siècle peut être étonné de découvrir d’autres versions de ces mythes qu’il croyait bien connaître après la lecture d’Œdipe Roi par exemple. Mais qu’en était-il au Ve siècle ? C’est à ce changement de perspective que nous invite sans cesse W. : voir l’exceptionnel derrière ce qui nous semble « familier » et définitif.
Le dernier chapitre s’intéresse à la représentation des pièces perdues – leur « performance » –, aspect pour lequel Aristophane est notre guide le plus sûr. Le côté spectaculaire de Sophocle n’est représenté que par 3 pièces (sa Niobé, Thamyras où le poète jouait lui-même de la cithare selon des témoignages anciens, ou les métamorphoses de Térée). Eschyle et Euripide sont mieux représentés avec 4 pièces pour le premier : Les Femmes de l’Etna, pièce représentée en Sicile pour la fondation d’Etna par Hiéron de Syracuse, Les Néréides, le pesant silence de Niobé et les balances de la Pesée des âmes (Psychostasie) où Zeus pèse les « âmes » d’Achille et de Memnon. Les 5 pièces d’Euripide sont Andromède où l’héroïne éponyme est attachée à son rocher comme Niobé chez Eschyle, si bien que W. parle d’« intertextualité visuelle », le monologue d’ouverture de Mélanippe La Sage (dite aussi Mélanippe philosophe), Hypsipyle, Télèphe ou Érechthée avec un tremblement de terre et une destruction de palais qui font écho à ceux des Édoniens d’Eschyle ou des Bacchantes d’Euripide.
L’ouvrage se clôt par une ample bibliographie et un index très utile. Dans la bibliographie, les éditions des fragments des trois Tragiques auraient pu être isolées, ainsi que les monographies sur telle ou telle pièce perdue, comme celles sur Érechthée ou Phaéton. L’on peut aussi regretter l’absence de l’étude de J. Jouanna sur Sophocle qui contient une large section dédiée aux fragments des pièces non conservées[5].
Le livre de W., qui intéressera tous ceux qui travaillent sur la tragédie grecque, ne débouche sur aucune synthèse concernant le genre tragique dans l’Antiquité, contrairement à ce qu’avait initialement prévu son auteur (« I originally promised to finish volume 2 with a “considered and extensive set of conclusions”, but in the process of writing this book I realized that this promise would be impossible to fulfil » [« J’avais originellement promis de finir le volume 2 par “un ensemble d’amples conclusions, mûrement réfléchies”, mais au cours de la rédaction de ce livre, j’ai compris qu’il me serait impossible de tenir cette promesse », II, Introduction, p. 5]).
Finalement, de manière moins ambitieuse mais plus réaliste, l’auteur souhaite seulement inviter ses lecteurs à la plus grande prudence dans leur approche de la tragédie grecque, une fois qu’ils auront pris conscience de la diversité du genre. Œdipe Roi n’est pas l’unique modèle, comme le montre déjà le corpus plus vaste des œuvres conservées d’Euripide. Il convient donc d’« élargir notre définition de la tragédie » (« expand our definition of tragedy », p. 101‑102 sur Les Devins de Sophocle ou p. 155‑156 sur Andromède d’Euripide). Nous laisserons donc le dernier mot à W. (II, Introduction, p. 5) :
« If one has to conclude anything at all, it is that it is impossible to generalize about Greek tragedy or to reduce it to a set of rules or characteristics. »
(« Si l’on doit aboutir à une quelconque conclusion, c’est qu’il est impossible de généraliser sur la tragédie grecque ou de la réduire à un ensemble de prescriptions ou de caractéristiques »).
Christine Amiech
Publié dans le fascicule 1 tome 121, 2019, p. 239-242
[1]. Leipzig 1889.
[2]. Göttingen 1971-2004.
[3]. Pots and Plays : Interactions between Greek Tragedy and Vase-Painting of the Fourth Century, Oxford 2007.
[4]. Les Égyptiens, Atalante ou les Propompoi.
[5]. Fayard, Paris 2007, p. 609-676.