C’est en 1879 que Louis Liard et Auguste Couat décidèrent de fonder les Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux. Comme le souligne Paul Courteault[1], ces deux jeunes universitaires appartenaient à un groupe de normaliens fraîchement nommés à Bordeaux pour renouveler une Université provinciale quelque peu ensommeillée. La défaite de 1870 et ses conséquences intérieures étaient encore toutes proches et ces « missionnaires laïcs » se réunissaient autour d’un certain nombre d’idées fortes : ils étaient fondamentalement républicains et patriotes. D’emblée il fut décidé de doter la Faculté des Lettres d’un moyen d’expression. Une lettre adressée par Antoine Benoist le 4 novembre 1898 à Georges Radet[2] permet de mieux cerner les objectifs, mais aussi l’atmosphère, dans laquelle cette création eut lieu.
Les débuts furent laborieux, d’autant que le groupe des fondateurs ne disposait pas en France de modèles adéquats (Antoine Benoist signale que de telles entreprises n’étaient en revanche pas rares en Allemagne) et les lignes directrices difficiles à établir dans une revue à la fois généraliste par ses centres d’intérêt et élitiste par ses ambitions universitaires.
En 1882 l’Université de Toulouse décide de joindre ses efforts à ceux de Bordeaux, et en 1885 ce sont les quatre universités du Midi (Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Aix) qui s’associent pour publier la Revue des Université du Midi.
Cette entreprise fut cependant de courte durée. Dans le tome I de la Revue des Études Anciennes, paru en 1899, Georges Radet[3], qui était le directeur gérant de la Revue des Universités du Midi depuis 1897, explique pourquoi cette dernière a dû disparaître ou plutôt se scinder en deux volets. Il s’agit de rendre homogènes les efforts entrepris jusque-là par la création de la Revue des Études Anciennes et d’une Revue des Lettres françaises et étrangères[4] sous un intitulé commun Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux et des Universités du Midi, mais dont Georges Radet déclare qu’il est tout à fait formel puisque chacune des deux revues a son existence propre. Il n’y a pas de programme annoncé pour la Revue des Études Anciennes, tout au plus la référence aux travaux des plus illustres collaborateurs des vingt premières années avec la diversité de leurs spécialités :
« Histoire, littérature, philologie, archéologie, épigraphie, origines orientales, toutes les grandes zones du domaine ancien s’y trouveraient représentées ».
Sont annoncés diverses notes ou bulletins. Camille Jullian doit donner des « Notes gallo-romaines », Michel Clerc présentera ce qui est nouveau sur Marseille et la Province, Georges Cirot dirigera un « Bulletin hispanique ». Bien que non prévu sous cette forme séparée et autonome dans le manifeste, un Bulletin Hispanique (dont G. Radet sera le premier secrétaire gérant) paraît dès 1899. Ce sont donc en pratique trois revues nouvelles qui naissent et deux d’entre elles existent encore aujourd’hui.
G. Radet développe dans son avant-propos quelques idées qui lui tiennent à coeur. Le caractère méridional, provincial, de l’entreprise est souligné[5]. Il s’agit de fédérer les groupes universitaires mais aussi, au-delà, de s’adresser à un public cultivé et humaniste, « ni exclusivisme, ni snobisme ». De fait, et cela pour quarante ans, G. Radet devient le directeur très perfectionniste d’une revue dont le renom international est tout à fait avéré. Son souci du détail et du travail achevé se manifeste dans les fragments de correspondance conservés et les corrections et ajouts manuscrits qui annotent systématiquement les volumes parus.
Jusqu’en 1905 Georges Radet est seul maître à bord. À partir de cette date une direction bicéphale se met en place : Georges Radet garde la responsabilité de ce qui relève de l’Antiquité classique, les Antiquités nationales reviennent à Camille Jullian. Cette partition va durer jusqu’à la guerre (Albert Grenier succède à Camille Jullian en 1933). La couverture de la Revue (ainsi que celle du Bulletin Hispanique[6]) est illustrée d’une reproduction de la Dame d’Elche, évident symbole de la conjonction entre Antiquité et Hispanisme. L’année 1915 est marquée par une innovation qui correspondait bien à l’esprit du temps : à cette date apparaît sur la couverture un coq (dessin puis photo) dont l’origine n’est pas alors précisée. Il s’agit en fait d’une plaque de marbre provenant de Phocée (plus précisément de la Nouvelle Phocée[7]) et dont la reproduction avait été offerte par les Grecs de Phocée à leur « colonie » massaliète en 1899.
En 1940 se produit un événement important. Après quarante-cinq années consacrées très largement à la Revue, Georges Radet se retire et il est décidé de lui consacrer un volume de Mélanges[8]. On y trouve les signatures de tous ceux qui comptent –jeunes ou moins jeunes– dans nos disciplines et, malgré la difficulté des temps, celles de quelques collègues étrangers. Les éditeurs de ce volume, qui sont qualifiés de secrétaires de rédaction, sont : Fernand Chapouthier, Pierre Boyancé, William Seston. Après la mort de G. Radet, c’est W. Seston qui devient directeur gérant pour l’année 1941 et un comité de direction comprenant six membres est constitué. Nous y retrouvons les noms de A. Grenier, F. Chapouthier, W. Seston, P. Boyancé, A. Aymard, J. Audiat. La rédaction, jusqu’alors domiciliée chez l’éditeur de la Revue, la Librairie Féret et Fils, est transférée à la Faculté des Lettres.
De 1942 à 1945 le directeur gérant est Pierre Boyancé. En 1947 une ultime retouche se produit : le doyen de la Faculté des Lettres devient ès-qualité le directeur des Annales. Le responsable de la Revue prend le titre de secrétaire gérant et il est désormais assisté d’un comité de rédaction constitué d’un président (Albert Grenier jusqu’en 1964, Pierre Boyancé, puis William Seston et Jean Marcadé) et initialement de cinq membres. Jean Audiat va rester en fonction pour la période 1947-1970, Jacques Coupry sera son successeur pour les années 1971-1977.
Au cours de ces dernières années les choses ont beaucoup évolué et, comme cela a été le cas à plusieurs moments de l’histoire de la Revue, l’avenir reste incertain. Les raisons en sont plurielles.
À l’âge d’Internet et du numérique doit-on considérer nos revues papier comme des médias obsolètes ? Tout montre que ce n’est pas le cas. Ce type de publication a encore un bel avenir devant lui à condition, bien entendu, d’adapter sans cesse les méthodes de fabrication et plus encore de se tenir à l’écoute des besoins des lecteurs. C’est pour cette raison, par exemple, que divers bulletins thématiques ont progressivement trouvé leur place auprès de la « Chronique gallo-romaine » inaugurée brillamment par Camille Jullian et si longuement agencée par Paul-Marie Duval. Pour autant, une entreprise comme la nôtre ne doit pas être passéiste, le maintien d’une qualité scientifique passe aussi par la prise en compte de tous les moyens de diffusion de l’information si l’on veut que cette dernière puisse atteindre des publics renouvelés.
Difficultés matérielles aussi. Il est difficile d’imaginer le fonctionnement de nos entreprises sans aides extérieures. Il est hélas révolu le temps où les organismes locaux ou régionaux (villes, départements), les universités méridionales (Aix, Montpellier, Alger, Toulouse, Poitiers) accordaient des subventions Il faut négocier avec des réticences qui s’accroissent l’aide du CNRS ou du Ministère de l’Éducation via l’Université. Il serait cependant bien nécessaire que tous comprennent le rôle que peuvent et doivent jouer les revues, en particulier celles qui sont solidement installées comme la nôtre, surtout depuis les modifications intervenues dans les cursus universitaires, avec désormais le fait que le « dossier » (largement composé d’articles) joue un rôle primordial pour les habilitations. Les revues scientifiques restent un moyen irremplaçable de promotion de nos entreprises universitaires. Le public a beaucoup changé : les abonnés individuels que G. Radet cherchait à attirer en 1895 ont pratiquement disparu aujourd’hui. Ils sont remplacés par des institutions, centres universitaires, bibliothèques, musées… Soulignons que la diffusion de la Revue concerne une soixantaine de pays des cinq continents. Elle est donc bordelaise de cœur, internationale par vocation.
Qu’il me soit permis de faire ici une dernière citation : en 1947, Bordeaux fêtait le demi-millénaire de son Université (1441-1941) avec quelque retard certes, mais pour des raisons bien compréhensibles. J. Audiat concluait ainsi l’avant-propos qu’il signait au nom de la rédaction[9] :
« La Revue des Études Anciennes n’est pas aussi vieille, cela va de soi, que l’Université de Bordeaux. Elle n’est pas cinq fois centenaire ; mais elle sera bientôt septuagénaire, et si les Dieux le veulent (et si les hommes le permettent), elle espère bien fêter un jour son premier centenaire. Née à Bordeaux, grandie à Bordeaux sous l’admirable direction de G. Radet, qui veilla sur elle, avec une sollicitude de tous les instants, pendant plus de quarante-cinq années et fit d’elle ce qu’elle est, la Revue des Études Anciennes a continué et continue de vivre à Bordeaux. Les successeurs de Georges Radet, malgré toutes les difficultés de la guerre et de l’après-guerre, n’ont tous eu qu’un même but, une même pensée : maintenir. Ils ont pu y parvenir jusqu’à ce jour.
Pierre Debord
[1] « Les origines de la “Revue des Études Anciennes” (1879-1899) », REA 49, 1947, p. 8-10.
[2] Publiée dans la Revue des Universités du Midi 4, p. 362-367.
[3] « Avant-Propos », REA 1, p. 1-6. L’existence de cette dernière fut tout à fait éphémère : deux livraisons en 1899 et 1900.
[4] Sa disparition permit la naissance d’un Bulletin Italien (1901-1913). G. Radet assura la direction des deux revues.
[5] « Quelques-uns d’entre nous se croiraient perdus si, quand ils publient un livre, les badauds ne lisaient pas sur la couverture le nom d’un éditeur parisien », mais G. Radet refuse tout autant « l’esprit de clocher ».
[6] Qui a maintenu ce choix jusqu’aux numéros actuels.
[7] Yeni Foça aujourd’hui; Voir Félix Sartiaux, De la nouvelle à l’ancienne Phocée, conférence faite à Marseille le 3 avril 1914 (Paris 1914), p. 34 ; Id, L’Archéologie française en Asie Mineure et l’Expansion Allemande, conférence faite à la Société de Géographie le 15 février 1918 (Paris 1918) p. 49-50.
[8] Qui constituent le tome 42 de la Revue.
[9] « Le demi-millénaire de l’Université de Bordeaux », REA 49, 1947, p. 5-7.