Dans son dernier livre, Simon Goldhill s’intéresse à la réception de l’Antiquité classique dans l’Angleterre victorienne. Depuis les travaux de F. Turner (The Greek Heritage in Victorian Britain, 1984) et R. Jenkyns (Dignity and Decadence : Victorian Art and the Classical Inheritance, 1992), ce champ d’étude a produit, dans le monde anglo-saxon surtout, une ample littérature académique. Victorian Culture and Classical Antiquity, prévient toutefois l’auteur dans l’introduction, n’a nullement vocation à se substituer aux nombreuses synthèses ou monographies déjà disponibles sur ce thème. L’ouvrage peut davantage être appréhendé, pour reprendre la formule de S. Goldhill (p. 11), comme une série d’« études détaillées de cas » (detailed test cases), destinées à éclairer, à partir de l’exemple britannique, la façon dont l’auteur conçoit et pratique ce que les spécialistes ont pris l’habitude d’appeler les reception studies.
Soulignant, comme d’autres avant lui, le goût de l’époque victorienne pour l’héritage des Anciens, la « fascination » et la « passion » (p. 23) que la Grèce et Rome ont pu susciter dans la vie intellectuelle, artistique et culturelle de cette période, S. Goldhill rappelle que l’Antiquité classique a été, pour l’Angleterre d’alors comme pour d’autres nations européennes, « a deeply privileged and deeply contested arena for cultural (self-)expression » (p. 1). C’est à partir de cette hypothèse qu’il trace les contours du programme de son étude : celle-ci, écrit-il, « brings together grand themes –desire, cultural politics, religion –with major genres –art, opera, fiction –to explore the role of classical antiquity in Victorian culture through sources whose importance for the nineteenth century has been undervalued in more recent years » (p. 11). Attentive aux formes et à la signification qu’a pu revêtir, à la croisée de ces thématiques, la « confrontation » (engagement) avec l’Antiquité, l’enquête ambitionne de montrer comment le dialogue avec les passés anciens est devenu, dans ce contexte, le lieu privilégié de l’affirmation de la modernité et de l’« expérience d’historicité » (experience of historicity) qui lui est propre. Si l’étude de S. Goldhill est centrée sur le monde britannique et l’époque victorienne –en particulier les années 1880-1910 –d’autres périodes ou contextes, comme la France des Lumières ou l’Allemagne wilhelmienne, font également l’objet d’un traitement minutieux. L’approche, volontiers transversale, se propose par ailleurs de mobiliser, dans l’exploration du champ ainsi délimité, les ressources de la micro-histoire, mieux à même, selon l’auteur, de faire apparaître les dynamiques et les mécanismes à l’œuvre dans les phénomènes de réception, soigneusement disséqués tout au long du volume.
L’ouvrage se compose de trois sections. La première, intitulée « Art and Desire », est consacrée à la réception de l’Antiquité dans la peinture de la fin du XIX e siècle. À partir de l’étude de l’œuvre de J. W. Waterhouse et de L. Alma-Tadema, deux figures majeures de l’art victorien, S. Goldhill examine la place et le rôle des motifs antiques dans la mise en image du désir et de la sexualité : « How did the passion for antiquity depict and explore passion through antiquity ? How did images of ancient desire find a privileged place amid the loud claims of modernity to a new vision of sexuality ? » (p. 24). Menée dans la perspective d’une histoire des représentations, l’analyse de ces questions fait une part importante aux réactions et aux multiples controverses que suscitèrent alors, dans l’opinion, ces œuvres aujourd’hui quelque peu méconnues, à ce qu’elles nous disent des normes de la culture et de la société. Ces chapitres sont aussi l’occasion, pour S. Goldhill, d’aborder le problème de la circulation des savoirs sur l’Antiquité dans l’esthétique de cette période. S’interrogeant, par exemple, sur les sources anciennes auxquelles puise l’inspiration de Waterhouse dans ses tableaux Saint Eulalia (1885) et Mariamne (1887), l’historien évalue finement les modalités du transfert et de l’utilisation des textes issus de la tradition classique –en l’occurrence, le Peristephanon de Prudence, dans le premier cas, les récits de Flavius Josèphe dans le second– dans l’art pictural. C’est à la lumière des débats qui entourent, dans l’érudition anglaise et européenne de la seconde moitié du XIX e siècle, la figure de Sappho que l’auteur, dans une perspective similaire, étudie le traitement esthétique du désir féminin dans le Sappho and Alcaeus (1881) d’Alma-Tadema.
La deuxième section de l’ouvrage, « Music and Cultural Politics », s’ouvre par un chapitre dédié à C. W. Gluck. Revenant, pour commencer, sur la période parisienne de l’auteur d’Iphigénie en Aulide (1774), d’Orphée et Eurydice (1774) et d’Iphigénie en Tauride (1779), S. Goldhill rappelle tout d’abord l’importance de la redécouverte du théâtre grec –médiatisée, dans le cas de Gluck, par une série de filtres et de traditions, anciennes et modernes –dans le programme de « réforme » de l’opéra formulé par le compositeur à partir des années 1760. L’auteur s’interroge, ensuite, sur les raisons qui ont fait de ce projet, au cours de la vive polémique qu’il provoqua dans la critique et les salons parisiens d’alors, un véritablement « événement » (event), esthétique et politique, et de son concepteur une « icône révolutionnaire » (revolutionary icon). S. Goldhill retrace, pour terminer, le destin de l’œuvre de Gluck en Europe, tout au long du XIXe siècle. Objet d’admiration et source d’inspiration pour des compositeurs comme Berlioz ou Wagner, la figure révolutionnaire des années 1770 finit par devenir, plus d’un siècle plus tard, l’incarnation d’un classicisme suranné et conventionnel, aux antipodes de l’hellénisme transgressif, « moderne » de l’Elektra (1909) de Strauss et Hofmannsthal.
Le second chapitre de cette section évoque la Grèce de Wagner. L’étude de l’hellénisme wagnérien, interprété à la lumière de la grécomanie allemande du XIXe siècle, d’une part, de l’idéologie nationaliste et de l’antisémitisme de l’auteur du Ring, d’autre part, aborde des aspects bien connus des spécialistes. Plus originales s’avèrent, en revanche, les pages dédiées à l’histoire du festival de Bayreuth au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte de la dénazification (p. 140-150). L’Antiquité hellénique, montre S. Goldhill, a été un enjeu de premier plan dans la politique initiée par les organisateurs du festival au moment de sa réouverture, en 1951. C’est vers le théâtre grec, en effet, que se tournent alors Wieland et Wolfgang Wagner pour réhabiliter le « nouveau Bayreuth ». Sur scène, suggère l’auteur, l’heure est à un « new, safe Hellenic idealism, a Hellenism untarnished by the foulness of Wagner’s politics » (p. 146). Par une manière de paradoxe, la référence grecque, matrice du programme esthétique et politique –S. Goldhill insiste sur ce point– de Wagner, était désormais mise au service d’une stratégie de « dépolitisation » de l’œuvre du compositeur et du festival, compromis par leur rôle dans les mises en scènes de l’époque nationale-socialiste. Mieux que tout autre, l’itinéraire de l’hellénisme wagnérien révèle, selon l’auteur, combien le processus de réception est travaillé par les effets du temps, de la mémoire et de l’oubli : « Wagner’s Greeks take a different shape over time, locked into different narratives and different structures of forgetting, different politics and different senses of their own history » (p. 149).
La dernière section de l’ouvrage, la plus étendue et peut-être la plus captivante du volume, porte le titre « Victorian Novels of Ancient Rome ». Tout au long des trois chapitres que comporte cette partie, S. Goldhill s’applique à analyser, avec autant d’érudition que de finesse, les particularités d’un genre si populaire dans l’Angleterre victorienne, le roman historique sur l’Antiquité. Rome et les origines du christianisme sont ici à l’honneur : sur ce seul thème, ce ne sont pas moins de deux cents titres que recense S. Goldhill, pour la période comprise entre les années 1820 et la Première Guerre mondiale. Les romans d’E. Bulwer-Lytton (The Last Days of Pompeii, 1834), C. Kingsley (Hypatia, 1853), L. Wallace (Ben Hur, 1880), W. Pater (Marius the Epicurian, 1885) ou H. Sienkiewicz (Quo vadis, 1895) occupent une place de choix dans le vaste corpus documentaire réuni par l’historien. Centrée sur le traitement de l’histoire et de la religion, l’étude de ce genre littéraire s’appuie sur un riche éventail de thématiques, dont nous pouvons retenir quelques exemples : le transfert des traditions historiographiques (Gibbon, Niebuhr, Grote) et des savoirs archéologiques dans le roman historique ; les procédés de « fictionnalisation » de l’histoire ou, à l’inverse, les stratégies destinées à produire un « effet de réel » (Barthes) dans le récit de fiction ; l’élaboration de topoi sur l’Antiquité dans le roman historique et leur circulation dans la culture victorienne ; la contribution de ce genre littéraire, situé à mi-chemin de l’érudition et de l’imagination, à la formation et l’appropriation d’une vision « partagée » (shared) du passé antique. Si l’enquête de S. Goldhill se distingue ainsi par la richesse du matériau étudié et la profusion des intuitions, elle est aussi conçue –c’est le dernier point sur lequel nous souhaitons revenir– comme une contribution au renouvellement de l’approche et des questionnements propres au domaine des reception studies. C’est une façon originale non de théoriser mais de pratiquer l’étude de la réception de l’Antiquité que l’ouvrage entend proposer au lecteur. L’ambition, affichée dès l’introduction (p. 11-16), est reprise et discutée de manière remarquable à la fin de chaque chapitre du volume, présenté comme « exemplary in its practice » (p. 11). En quoi consiste-t-elle ? Victorian Culture and Classical Antiquity est né, de l’aveu de l’auteur, d’une « dissatisfaction with one particular model of Reception Studies that, at least in its most aggressive form, privileges the unilinear response of the artist to a previous work –Milton’s reading of Virgil, or Titian’s reworking of Ovid – at the cost of severely downplaying the importance of historical contextualization, audience engagement, and cultural power » (p. 16). À ce paradigme « unilinéaire », qu’il juge trop réducteur, S. Goldhill oppose une vision « élargie » (broad view) de la réception de l’Antiquité, dont son étude se veut l’illustration concrète. La mise en œuvre de ce programme se traduit tout d’abord, dans l’ouvrage, par la volonté de ne pas limiter le champ d’investigation de la Rezeptionsgeschichte au seul domaine de l’érudition savante et de la tradition classique. La peinture, l’opéra, le roman, comme les figures parfois oubliées que S. Goldhill convoque dans son étude ont aussi leur place dans l’histoire de la réception de l’Antiquité, et l’on ne peut, de ce point de vue, que souscrire à son jugement : « This, too, is part of the classical tradition » (p. 161). C’est ensuite la notion même de réception et le répertoire de questionnements qu’elle est susceptible de mobiliser que l’historien se propose d’enrichir dans son analyse. La réception n’est pas seulement envisagée comme le dialogue d’un auteur avec le passé et les sources antiques ; elle apparaît aussi, dans l’optique de S. Goldhill, comme un « dynamic process », lieu d’une « ongoing and active response to the classical past » (p. 65). Qu’est-ce à dire ? « In this book », résume-t-il, « I am interested in meaning as a (messy) social process not as an imagined private (pure) communion between an artist and an artwork of the past » (p. 14). Dans la démarche esquissée par S. Goldhill (p. 12-13), autrement dit, la question du sens de l’Antiquité pour la culture victorienne se joue certes, pour une part, dans le face-à-face de l’artiste avec le monde ancien, compris comme performance, mais aussi dans les réactions que cette confrontation et l’œuvre qui en résulte produisent auprès du public contemporain, dans les multiples relectures ou réécritures (re-performances), ensuite, que suscite, a posteriori, l’œuvre en question, dans la chaîne des interprétations et des usages du passé antique (performance tradition), enfin, dans laquelle elle s’insère nécessairement. L’Antiquité que l’on s’approprie est comme prise dans de « multiple frames of cultural reference, multiple questions of cultural significance » (p. 9). Ce sont précisément l’exploration de chacune de ces strates de signification, l’analyse de leur imbrication comme de leur temporalité propre qui constituent l’objet même des reception studies et font de ce domaine d’étude– S. Goldhill n’a de cesse de le rappeler –une partie intégrante du champ de l’histoire culturelle.
Si les propositions formulées par l’historien ne sont pas entièrement nouvelles, elles ont le mérite d’être développées avec force et explorées de façon systématique tout au long de l’enquête. Elles permettent à S. Goldhill de soumettre à la discussion bon nombre de vues lumineuses et fécondes pour le spécialiste des reception studies, en particulier sur la position du public (lecteur, spectateur, auditeur) sur la « scène de la réception » (scene of reception) ou sur le problème –essentiel dans ce domaine– des rapports entre culture savante et culture populaire. Le lecteur pourrait cependant regretter que le contenu même de la notion d’Antiquité, dans ce panorama original, soit quelque peu relégué au second plan de l’analyse. À quelles sources, à quelles traditions, anciennes et modernes, l’Antiquité victorienne puise-t-elle ? Quelles époques, quelles figures des mondes grec et romain, quels aspects de l’héritage classique sollicite-t-on dans cet échange dynamique entre le passé et le présent ? Ces questions, qui forment, dans l’horizon des reception studies, la spécificité de la réception de l’Antiquité, conçue non comme un motif toujours déjà disponible, mais comme l’objet d’une construction sans cesse renouvelée, sont certes loin d’être absentes de l’étude de S. Goldhill (ainsi lorsqu’il est question, par exemple, de la lecture wagnérienne d’Eschyle ou de l’interprétation de l’Odyssée chez Waterhouse). Elles pourraient toutefois se voir accorder, à nos yeux, une place plus importante dans l’économie de l’ouvrage. Ces observations n’enlèvent rien, pourtant, à la richesse et à la qualité de Victorian Culture and Classical Antiquity. S. Goldhill formule le vœu que son ouvrage puisse être vu comme une « contribution to three major areas of scholarship, nineteenth-century studies, Classics, and what is often called Reception Studies » (p. 1) : le pari est remarquablement tenu.
Anthony Andurand