L’ouvrage de Nicolas Meunier, Tite‑Live et la mise en scène de l’histoire, est issu de la thèse de doctorat de l’auteur, soutenue en 2015 à l’université de Louvain. Il est placé sous le patronage de ses deux directeurs, L. Isebaert (UCLouvain) et B. Mineo (Nantes Université), qui en signent les préfaces.
La réflexion s’amorce par le constat souvent rappelé de la difficulté à distinguer, dans l’historiographie latine et grecque, la part des événements historiques de celle de leur réélaboration littéraire. Celle-ci est d’autant plus problématique que la première décade de l’Histoire romaine de Tite-Live constitue la principale source historique disponible sur la Rome royale et alto-républicaine. Afin d’étudier cette tension entre narration et histoire, l’auteur choisit de concentrer son étude sur le conflit patricio‑plébéien, qui structure narrativement la première décade, dont il se propose de mettre au jour la logique narrative par une démonstration organisée en quatre chapitres : « I. Les facteurs de discorde » ; II. « La typologie des personnages » ; III. « Les motifs fondamentaux et leurs principes d’élaboration » ; IV. « Au-delà de la narration : les indices de l’histoire ».
Dans le premier chapitre, qui s’ouvre par un examen de la structure générale du récit, l’auteur met en évidence trois niveaux de narration : une « conception globale », reflet de la philosophie générale de l’œuvre, des thèmes transversaux, et enfin des « saynètes » dans lesquelles entrent en jeu des personnages aux comportements‑types. Il propose ensuite l’examen successif des trois principaux thèmes transversaux liés aux revendications plébéiennes : l’allégement des dettes, les lois agraires sur le partage des terres et l’ouverture du consulat aux plébéiens.
L’étude du traitement narratif de chaque thème suit une grille d’analyse identique : une partie « heuristique », qui donne le détail des occurrences du thème sous forme de tableau, une partie « structuration du récit », qui fournit une représentation sous forme d’histogramme de la présence de chaque thème dans le récit, et une partie consacrée aux instigateurs de chaque épisode de discorde. Cette approche systématique révèle que ces trois « facteurs de discorde » sont mis en scène l’un après l’autre dans les livres I à V, puis conjointement au livre VI dans le « tryptique législatif » que constitue le vote des lois licinio-sextiennes. Elle montre aussi que la question des dettes, mentionnée à 17 reprises, constitue un premier ensemble, au livre II, qui précède immédiatement la première sécession de la plèbe, puis un second, au livre VI, précédant le vote des lois licinio-sextiennes.
Cette analyse quantitative et objective permet de mettre au jour les biais qui président à l’écriture de ces passages. Ainsi, malgré l’impression que cherche à donner Tite-Live, les tribuns de la plèbe ne sont dans les faits les instigateurs que d’un tiers des revendications sur les dettes. Le reste du temps, Sénat et patriciens en sont à l’origine. De même, N. Meunier souligne le caractère trompeur de la dichotomie livienne domi/militiae qui fait croire à une extinction des luttes sociales lorsque la cité était menacée de l’extérieur : en réalité, la plèbe utilisait le refus du dilectus comme un levier pour faire aboutir ses revendications sur les dettes tandis que le tributum, impôt instauré pour financer l’armée, les aggravait.
Des manipulations narratives du même type sont mises en évidence à propos des lois agraires : régulièrement présentées comme portées par des plébéiens à des fins séditieuses et mises en échec par des patriciens dans un mouvement de retour à la concordia, elles jouent néanmoins un rôle central dans la prise de pouvoir de M. Manlius Capitolinus, un patricien, et sont parfois proposées par un consul ou par le Sénat. Tite-Live est alors contraint à des contorsions narratives pour donner l’image d’un cycle de « rejets-adoption » de ces lois qui puisse correspondre à l’alternance de discorde et de concorde qui préside à son récit.
Le dernier « facteur de discorde » identifié, la question du partage du pouvoir consulaire, constitue, s’il en était besoin, la preuve ultime d’une « réélaboration certaine des événements racontés » (p.65). De fait, Tite-Live fait de la lutte pour les leges de imperio consulari, visant à limiter ou à partager le pouvoir consulaire, un enjeu central des luttes plébéiennes durant toute la période. Cette dramatisation va à l’encontre des faits eux-mêmes : les plébéiens, qui poussent à remplacer l’élection de consuls par celle de tribuns militaires à pouvoir consulaire, finissent par y élire des patriciens, tandis que les patriciens semblent se désintéresser d’un débat qui les concerne pourtant au premier chef. Choisissant de revenir plus en détail sur ce paradoxe dans un chapitre ultérieur, l’auteur conclut la première étape de sa réflexion par une mise en garde salutaire : « On adoptera donc une attitude prudente en évitant de souscrire sans réserve à la position que tente de nous faire adopter le narrateur via une habile construction littéraire… » (p.45).
Le deuxième chapitre propose une typologie des différents acteurs du récit, dans la droite ligne de la méthode employée par J.-E. Bernard dans son étude sur les portraits chez Tite-Live[1]. La figure du tribun est étudiée d’abord, qui se décline en deux versions stéréotypées : le « séditieux », au comportement excessif et partisan, et le « modéré », agissant pour le bien de l’État. L’auteur signale ce qu’il perçoit comme une « gêne » (p.76) de Tite-Live face la figure du tribun modéré, probablement issue de sources annalistiques pro-plébéiennes. L’historien jugerait cette possibilité « peu réaliste » et se contenterait de l’exploiter pour l’effet de contraste qu’elle produit. Plusieurs indices, – tels que l’emploi de termes péjoratifs comme criminari pour désigner les tribuns, ou encore la responsabilité donnée aux plébéiens dans la chute du décemvirat – seraient la preuve de l’attachement de l’historien à une représentation plus traditionnelle de la plèbe.
Bien qu’intéressante, l’argumentation paraît ici un peu plus fragile, notamment parce que Tite-Live ne prend jamais explicitement parti pour un camp ni pour l’autre dans les 35 livres conservés de son œuvre. L’analyse que l’auteur propose de l’image ambivalente des tribuns Licinius et Sextius, parce qu’elle se fonde sur un argument littéraire, paraît à cet égard plus juste : les dissonances constatées dans le comportement des tribuns (qui œuvrent pour la libertas mais sont aussi accusés d’agir par l’attaque ou la flatterie), seraient le résultat de la recherche d’un effet « évolutif », « visant à susciter chez le lecteur toute la gamme des sentiments » afin de « marquer l’importance du moment » que constitue le vote des lois licinio-sextiennes (p.82). Particulièrement intéressante est aussi la remarque selon laquelle Tite-Live attribue aux tribuns de la plèbe qui s’opposent à leurs collègues le comportement et le rôle habituellement dévolus aux patriciens, comme si l’auteur avait voulu « ramener n’importe quel conflit à la confrontation traditionnelle des ordres » (p.84).
Différentes figures de consuls, tout aussi stéréotypées sont ensuite étudiées successivement : « consuls généreux », soucieux du bien commun et du sort de la plèbe ; « consuls orgueilleux », mus par la défense des intérêts patriciens ; consuls assimilés à des tribuns lorsqu’ils prennent la défense des intérêts plébéiens, etc. L’auteur signale néanmoins des trajectoires singulières : citons par exemple App. Claudius, dont le comportement évolue d’une « opposition vertueuse » à une « opposition orgueilleuse » (p.96), ou encore V. Publicola qui, bien qu’issu d’une famille traditionnellement favorable à la plèbe, prend soudainement le parti de la concorde contre les plébéiens. Seul Cincinnatus, en exigeant des sénateurs et de la plèbe la même mesure, respecterait « la fonction symbolique que lui a attribuée le récit » (p.100).
Des analyses identiques sont proposées au sujet des personnages de dictateurs, généralement garants de la cohésion de l’État, et rappelés à l’ordre dans le cas contraire. Les magistrats de moindre importance correspondent aussi à des types : les interrois ont le mauvais rôle, car ils rappellent les rois. Pour les censeurs, généralement élus à la demande de la plèbe mais qui prennent souvent des décisions contraires à ses intérêts, l’auteur conclut à « un moindre effort d’élaboration… pour les intégrer dans un cadre narratif cohérent » (p.105-106).
La dernière partie du chapitre est consacrée à une analyse de la représentation des patriciens. L’auteur distingue le Sénat, tantôt au-dessus des partis, tantôt instigateur de lois plébéiennes ; les patriciens, représentés comme un bloc, « un ordre social », profitant de la faiblesse de la plèbe pour se maintenir au consulat. De ce bloc émergent quelques figures de priuati, adversaires par excellence de la plèbe (App. Claudius), ou au comportement plus complexe tels que K. Quinctius, tantôt « patricien excessif », tantôt « patricien vertueux » ou encore M. Manlius Capitolinus, exemple « à suivre » dans l’épisode du Capitole, mais « à éviter » lorsqu’il endosse le rôle stéréotypé de l’adfectator regni. Particulièrement intéressante est la catégorie du conflit « patricio-patricien », qu’invente N. Meunier pour nommer le procédé narratif par lequel un patricien endosse le rôle et l’attitude outrancière traditionnellement attribués aux plébéiens, même si l’auteur signale la rareté, en proportion, de ce type de cas, les patriciens dans leur ensemble ayant généralement un rôle de garants du bien commun.
Dans le troisième chapitre, l’auteur rend compte des interactions possibles entre les acteurs du récit (les quatre « motifs fondamentaux ») sous la forme de schémas explicatifs. L’existence de cette « boîte à outils narrative » (p.121) est démontrée de manière très convaincante et révèle que Tite-Live se représentait le conflit des ordres comme une lutte codifiée qui pouvait opposer les actants de manière traditionnelle (plébéien turbulent/patricien raisonné) ou inversée (patricien orgueilleux/ plébéien modéré). Ces schémas combinatoires dialectiques, alternés et dynamiques, préservent le lecteur de l’ennui et délivrent exemples et contre-exemples dans une visée à la fois édificatrice et morale. Ce procédé narratif accrédite l’idée que Tite‑Live raconte « ce qui aurait dû advenir ou être évité, mais pas nécessairement ce qui a été » (p.137).
La seconde partie du chapitre se penche sur les sources d’inspiration possibles de ces motifs narratifs : personnages stéréotypés du théâtre antique ; genre oratoire dont l’influence est sensible dans les « duels d’éloquence » (p. 129) qui opposent les personnages ; tradition gentilice via l’influence des annalistes comme Valérius Antias et Fabius Pictor. L’auteur évoque aussi brièvement l’influence de la philosophie politique qu’il est cependant un peu dommage de voir réduite au seul dualisme socio-politique (distinction entre dirigeants et dirigés) et à la notion augustéenne de concordia érigée en principe structurel du récit, deux aspects déjà largement mis en valeur par B. Mineo dans ses travaux[2].
L’auteur synthétise ensuite avec exhaustivité et clarté l’ensemble des hypothèses formulées de manière éparse sur les jeux référentiels et les analogies historiques qui ont pu nourrir le récit de l’Ab Vrbe condita. Parmi ceux-ci sont abordés tour à tour le conflit populares/optimates des derniers siècles de la République, les lois agraires des Gracques et la période césarienne, au cours de laquelle le problème des dettes était particulièrement prégnant. Mais l’auteur évoque aussi de possibles influences grecques, tant historiques que littéraires : le conflit des dettes dans l’Athènes solonienne ou encore le stéréotype du législateur et du tyran hellénistique qui affleure dans le récit du décemvirat.
Pour conclure, à propos du débat entre littérature et histoire, l’auteur se range à raison à une position de prudence : leur imbrication est si étroite que la seule question véritablement signifiante serait au fond celle de la réinterprétation livienne du conflit des ordres : c’est d’elle dont dépend la valeur historique globale du récit.
Le quatrième et dernier chapitre est le plus stimulant et le plus novateur. À travers des exemples nombreux et variés dont il est difficile de rendre compte ici, N. Meunier propose de voir dans certaines des incohérences du récit de Tite-Live des « indices de l’histoire » (p.155) que l’historien se serait efforcé d’intégrer tant bien que mal à sa logique narrative et idéologique. Dès lors, les variations combinatoires du schéma actantiel auraient pour fonction de masquer ces incohérences historiques, en normalisant le fait que le comportement d’un personnage puisse varier, voire s’inverser, par rapport à son rôle traditionnel. À titre d’exemple, le motif du « conflit patricio-patricien » donne une crédibilité narrative au comportement de K. Fabius, décrit comme un fervent opposant aux lois agraires en 484 av. J.-C. mais se prononçant en leur faveur cinq ans plus tard. N. Meunier remarque que c’est grâce à ce type de procédés narratifs que Tite-Live tente d’unifier en un seul récit ce qui, dans ses sources, devait correspondre à des versions différentes de la tradition historiographique.
À ceux-ci s’ajoute une logique idéologique : ainsi, pour expliquer certains illogismes politiques et historiques, Tite‑Live met généralement en avant la force supérieure de la concordia. C’est elle qui explique l’entêtement des plébéiens à voter pendant de nombreuses années contre leurs propres intérêts en élisant comme tribuns militaires à pouvoir consulaire des patriciens, reconnaissant tacitement la vocation naturelle des patriciens à gouverner. In fine, c’est « piégé par son axiome herméneutique initial » (p.179), en cherchant à faire entrer de force les incohérences de ses sources dans un schéma narratologique ou dans un cadre idéologique, que Tite-Live conserve sans les remettre en question certains illogismes factuels qui lui ont parfois été reprochés.
En conclusion, l’ouvrage de N. Meunier propose une démonstration très convaincante étayée par des analyses littéraires de grande qualité, et parvient à traiter avec clarté et précision, en un nombre de pages réduit, la question complexe des sources du récit livien. Les exemples commentés sont nombreux et variés et les traductions personnelles. Mais surtout, l’auteur prend à bras le corps la question particulièrement stimulante des « failles » du récit livien dans lequel : « malgré l’effort important consenti pour harmoniser les diverses variantes existantes, des contradictions sérieuses ont subsisté » (p.185). Pour une fois, ces approximations ne sont pas imputées à une prétendue défaillance de l’auteur romain, mais à un travail conscient pour homogénéiser au mieux les contradictions qu’il trouvait dans ses sources. N. Meunier démontre ainsi que l’apparente complexité du récit cache en réalité un système narratif cohérent reposant sur une « boîte à outil narratologique » particulièrement efficace, dont il met à jour toutes les subtilités. L’auteur rappelle également l’importance de la dialectique discordia/concordia dans le récit livien, dont il décèle l’influence jusque dans les microstructures du récit. Il serait intéressant, pour finir, de vérifier la validité de la grille d’analyse ainsi élaborée au-delà du récit du conflit des ordres et de la première décade de l’Histoire romaine. C’est le projet que l’auteur se propose lui‑même de poursuivre, et l’on ne peut que l’y encourager.
Fanny Cailleux, Université Paris Nanterre
Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 639-643
[1]. J.-E. Bernard, Le portrait chez Tite-Live. Essai sur une écriture de l’histoire romaine, Bruxelles 2000.
[2]. B. Mineo, Tite-Live et l’histoire de Rome, Paris 2006.
