L’ouvrage ici recensé appartient à la même collection que celui consacré par S. Braund à l’Œdipe de Sénèque (voir notre compte rendu de S. Braund, Seneca : Oedipus). De fait, N. Bernstein poursuit des buts similaires à ceux de sa collègue : présenter en quelque cent cinquante pages, sur un ton accessible, une tragédie à destination de lecteurs de tous horizons, éventuellement ignorants du latin, en ménageant une large part à la réception de l’œuvre.
Le premier chapitre consiste en un résumé de la pièce acte par acte, accompagné de quelques remarques d’ordre mythologique ou ayant trait à la caractérisation du chœur et des personnages. Des rapprochements avec d’autres œuvres poétiques latines et quelques considérations métriques sont aussi offerts. Le deuxième chapitre aborde plusieurs thèmes essentiels de la pièce : la folie et les passions (avec une problématisation intéressante : sont-elles internes à Hercule ou inoculées par Junon ?) ; le suicide (dans quelles conditions est-il légitime, notamment d’un point de vue stoïcien ?) ; la lignée (dont l’importance est partiellement relativisée dans la pièce, mais aussi à l’époque néronienne et dans les écrits philosophiques du Cordouan) ; les descriptions, brossées par les personnages et par le chœur en fonction de leur propre vision morale du monde. Le chapitre III revient sur certaines images d’Hercule antérieures à Sénèque, et potentiellement présentes à l’esprit des spectateurs (avec une insistance particulière sur la pièce d’Euripide consacrée au même sujet et sur l’Énéide). Le chapitre IV traite de la carrière de Sénèque et de la pièce elle-même : avec prudence, Bernstein suggère que la date de rédaction correspondrait à celle de l’Apocoloquintose. Toutefois, plutôt que de s’attarder sur ce problème insoluble, Bernstein étudie plusieurs points de fond en rapprochant Hercule furieux des autres pièces et des traités de Sénèque : sont ainsi évoqués les figures du vengeur et du tyran ; les sententiae (avec une démonstration très nette et très claire de la raison pour laquelle le latin est plus apte à les forger que l’anglais) ; la parabole d’Hercule à la croisée des chemins, devant choisir entre la voie de la vertu et celle du vice ; la nature de la fureur d’Hercule ; le thème de l’infortune. Le chapitre V porte successivement sur la mise en scène et sur la réception de la pièce : dans cette dernière section, Marlowe (Tamerlan le Grand) et Shakespeare se taillent la part du lion, avant que l’auteur rappelle l’influence durable de jugements émis au xixe siècle et au début du xxe, maintenant dépassés aux yeux des savants mais encore repris dans des ouvrages de vulgarisation : on reprochait alors à Sénèque son artificialité, sa vaine emphase et le caractère anti-théâtral de ses œuvres. Bernstein constate ensuite de manière tout à fait intéressante combien les dramaturges contemporains lient la fureur d’Hercule au stress postraumatique observable chez des vétérans de la guerre du Golfe ou de celle d’Afghanistan. À l’inverse, les adaptations cinématographiques destinées au grand public, tel le dessin animé Hercule (Disney), gomment cette face sombre du héros. On notera qu’ici, la réception est parfois celle du mythe d’Hercule en général plutôt que celle de la pièce même de Sénèque, qui n’est sans doute pas la plus appréciée ni la plus lue aujourd’hui.
L’ouvrage contient plusieurs annexes fort commodes : bibliographies, chronologie, glossaire et index.
Conformément au lectorat visé par cette collection, les éclaircissements sont volontairement élémentaires et plusieurs d’entre eux, grâce à des analogies bien trouvées, font mouche : il en va ainsi du rapprochement entre la façon dont les poètes latins s’appuient toujours sur les œuvres de leurs devanciers, sans qu’on puisse parler de manque d’originalité, et la technique musicale du jazz (p. 64). Néanmoins, Bernstein se garde bien de tout anachronisme interprétatif, comme l’illustre sa préférence pour la version selon laquelle c’est Junon qui insuffle sa folie à Hercule, analyse qui va à l’encontre de notre propre penchant exégétique, spontanément porté à une explication psychologisante.
En somme, ce volume est très recommandable, même si, s’adressant à des débutants, il sera sans doute peu exploitable par des étudiants français à cause de l’obstacle de la langue anglaise. Les rares reproches susceptibles d’être formulés sont en quelque sorte le revers du parti pris de pédagogie et de simplification : les traductions de uirtus par « machismo » (s’agissant de Lycus) et « courage héroïque » (magna uirtus, s’agissant d’Hercule) semblent ainsi un peu trop didactiques (p. 23-24) ; Sénèque fut-il vraiment, même au début du règne de Néron, le second personnage le plus puissant de l’empire (p. 29) ? Le caractère plus étroitement personnel des préoccupations d’Hercule, par comparaison à l’Énée de Virgile (p. 61), n’est-il pas avant tout la conséquence du choix générique de la tragédie ? Enfin le fameux jugement de Caligula (p. 75 : harena sine calce) ne s’applique pas nécessairement aux sententiae – mais ce n’était certes pas le lieu de s’apesantir ici sur l’interprétation délicate de la formule rapportée par Suétone. Toutes ces remarques de détail, évidemment, ne sauraient remettre en cause les qualités de l’ouvrage de Bernstein : il constitue un excellent guide de lecture et cette collection dans son ensemble est à l’honneur des Presses académiques de Bloomsbury.
Guillaume Flamerie de Lachapelle
mis en ligne le 25 juillet 2017