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Dans cette monographie, l’historien Andrew M. Riggsby, spécialiste de l’information, de ses médias et de ses langages dans le monde romain antique, s’intéresse aux technologies (dans le sens de l’expression moderne de « technologies de l’information ») auxquelles les Romains avaient recours pour organiser et enregistrer le réel : de la liste à la carte, en passant par les tableaux, les graphiques ou les plans, qui visaient à « mesurer », « ranger », « schématiser » etc. Au fil d’une enquête qui privilégie l’analyse au plus près des documents, A.M. Riggsby tente de revenir aux expériences anciennes, en cherchant à se départir de tout a priori interprétatif lié à l’usage aujourd’hui banal et faussement intuitif des techniques prises en considération.

Comme il s’en explique dans l’introduction (p. 1-9), l’A. s’appuie sur deux terrains d’étude bien connus. D’abord, ses recherches s’ancrent dans le débat historiographique de la littératie (et son pendant, la numératie) dans le monde romain, renouvelé à la fin des années 1980 par les travaux de William Harris. A.M. Riggsby resserre néanmoins le prisme de l’enquête autour de compétences plus « pointues » (« high technologies »), et surtout plus spécialisées, que la lecture, l’écriture et le calcul quotidiens. Inversement, l’ouvrage se démarque de la tradition érudite des études consacrées aux disciplines intellectuelles qui, dans l’Antiquité, ont formalisé leurs concepts et leurs méthodes (à l’instar de la philosophie, du droit ou encore de la médecine). Les phénomènes étudiés par l’A. ont en effet en commun de ne pas se limiter à des savoirs acquis dans le cadre d’une éducation aristocratique, mais aussi de ne pas avoir fait l’objet, pour la plupart, de tentatives d’explicitations théoriques. En somme, c’est une enquête sociale autant qu’intellectuelle sur les technologies de l’information romaines qui se construit à l’échelle de l’ouvrage.

Cette enquête se développe sur un arc de temps large, s’ouvrant virtuellement sur les origines de Rome mais excluant l’Antiquité tardive. En effet, selon l’A., les IVe et Ve siècles auraient connu une « révolution des technologies de l’information » (p. 216‑222), qui demanderait une enquête distincte. Pour autant, l’ouvrage ne se restreint pas strictement au cadre chronologique initial, dans la mesure où l’A. n’hésite pas à convoquer une documentation plus tardive lorsque cela sert son propos (ainsi par exemple au sujet de la Table de Peutinger, p. 191‑194, ou des traités de grammaire, p. 59‑62). Du reste, la « révolution de l’information » tardive semble résider davantage dans l’emploi croissant des technologies existantes que dans de réelles innovations (à l’exception de l’apparition de l’arborescence). Dès lors, on ne peut que regretter l’adoption de cette césure, qui apparaît conventionnelle plus que dirigée par la documentation. Le choix de centrer le propos sur le monde romain latinophone se révèle également traditionnel, mais cette fois-ci plus fondé au regard de l’objet étudié. En effet, dans la mesure où la plupart des technologies d’information attestées dans l’Antiquité romaine sont formalisées par les outils du langage, les frontières linguistiques paraissent devoir influer directement sur leur nature et leur usage. C’est notamment ce que démontre de manière convaincante A.M. Riggsby au sujet de l’emploi de tableaux en astronomie : ceux-ci sont fréquents dans le monde romain hellénophone mais restent rares chez les latinophones, qui transcrivent plus volontiers les mêmes données sous forme de développements rédigés ou de listes (p. 4).

Une fois l’étude établie sur ces bases chronologiques et géographiques, l’A. passe à l’analyse des différentes technologies qui retiennent son attention : se succèdent cinq chapitres consacrés respectivement aux listes (avec une focalisation sur les listes enrichies, tels les indices, les tables des matières ou les listes de listes, p. 10-41), aux tableaux (p. 42-82), aux poids et mesures (p. 83-129), à la représentation en trois dimensions (ce qui revient surtout à étudier la perspective picturale, p. 130-153) et à celle en deux dimensions (essentiellement cartographique, p. 154-202). Une conclusion tire les fils de l’ensemble de la démonstration et ouvre des pistes nouvelles (p. 203-222). Au‑delà de cette progression thématique, ce sont en réalité trois ensembles qui se dégagent de la démonstration (sans que cette structuration soit explicitée par l’auteur) : une première partie (chap. 1 et 2) consacrée aux technologies d’information fondées sur le langage, et surtout sur l’écriture (qui doit beaucoup aux travaux de l’anthropologue Jack Goody sur la raison graphique) ; une deuxième dédiée aux technologies basées sur la représentation numérique (chap. 3) ; une troisième, à celles fondées sur la représentation iconographique (chap. 4-5). Chacun des chapitres consiste ensuite en une série d’études de cas serrées, croisant l’analyse des techniques, de leurs outils et de leurs usages.

Au fil des dossiers documentaires, A.M. Riggsby parvient avec succès à montrer que loin d’un quelconque universalisme, c’est en réalité une impression de profonde fragmentation qui se dégage de l’enquête, ce que l’auteur rend par l’expression de « balkanised informational world » (p. 9) ou par celle de « mosaics of knowledge » qui donne son titre à l’ouvrage. La maîtrise des technologies étudiées, ainsi que leur ambition initiale, étaient circonscrites du point de vue tant des groupes qui les développaient et en faisaient usage (parfois réduits à un seul et même individu) que des zones géographiques où elles se déployaient. De ce fait, ces techniques étaient disséminées tout autour du monde romain, sans l’uniformisation qu’aurait créée, par exemple, leur intégration au « bagage scolaire » des petits Romains (de sorte que, si ceux-ci apprenaient réellement par cœur les Lois des Douze Tables, comme le voulait Cicéron, sans doute étaient-ils plus familiers des concepts de la jurisprudence que des rudiments de la lecture de carte ou de tableaux). En outre, l’emploi de ces technologies, et leur existence même, étaient le fait de groupes spécifiques (en particulier des acteurs de l’économie), ajoutant à l’éclatement géographique le fractionnement social. Manque de formation et utilité circonscrite s’aggravaient mutuellement, ce qui contribue à expliquer pourquoi des technologies qui nous semblent aujourd’hui quotidiennes n’ont guère pris racine dans l’Antiquité romaine, y compris au sein des milieux savants, et que la plupart des documents dont on a gardé la trace se trouvent réduits au statut d’unicum (à cet égard, un âge plus favorable s’ouvre avec l’Antiquité tardive, du fait notamment de la diffusion du commentaire scripturaire, qui habitue les esprits à la standardisation textuelle et à l’usage d’instruments paratextuels multiples). En découlait une absence de régulation de ces technologies au-delà du niveau local, empêchant l’émergence de standards même là où ceux-ci auraient été utiles (à l’instar des unités de mesure, dont l’hétérogénéité était source d’innombrables litiges commerciaux entre acheteurs et vendeurs de régions différentes). Enfin, un des apports les plus significatifs de l’ouvrage est de montrer que les techniques d’organisation de l’information mises à profit dans le monde romain latinophone étaient utilisées pour compiler et enregistrer des données après leur recensement, et non pour établir des ontologies préalablement à la récolte effective, ce qui semble avoir constitué un facteur supplémentaire jouant contre le développement, dans l’Antiquité, d’une littérature théorique sur le sujet.

Pour conclure, Mosaics of Knowledge est un ouvrage fascinant et novateur dans ses objets et ses questionnements. En l’état, on regrettera simplement que le choix des thématiques étudiées (auxquelles auraient pu s’ajouter, pour le monde de l’économie, les valeurs monétaires ou les marques de production et de commercialisation, ou encore, dans une autre perspective, les règles et instruments de jeux) n’ait pas été justifié plus précisément par l’auteur. En outre, des ponts d’une thématique à l’autre auraient permis de renforcer l’unité interne de l’ouvrage, et donc la compréhension des technologies de l’information romaines : par exemple, il aurait pu être intéressant, pour renforcer le constat du primat de la formalisation de l’information par l’écrit dans le contexte culturel romain, de considérer la manière dont la technique de la liste était incorporée aux usages cartographiques romains par le biais des itinéraires (ce phénomène est évoqué brièvement p. 191-194, mais davantage comme contrepoint de ce que serait une représentation cartographique à proprement parler, qui dans l’esprit de l’A. semble impliquer le passage par l’image). On ne peut en somme que souhaiter que cette étude soit rapidement suivie, comme le suggère lui-même A.M. Riggsby, de nouvelles enquêtes permettant à terme une approche exhaustive des formats et des fonctions de l’information dans le monde romain antique.

Marie-Adeline Le Guennec, Université du Québec à Montréal

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 726-728