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D. Quint (= DQ), professeur à l’université Yale, fait partie de ceux qui vont au-delà de l’image simple apparemment véhiculée par l’Énéide de Virgile, (la célébration de l’histoire qui a mené Rome à dominer une grande partie du monde de son temps et qui a conduit Auguste au pouvoir), et qui décèlent dans ces vers un sens caché. Il n’est pas le seul et il le reconnaît dans la préface de ce Virgil’s Double Cross où il récapitule les attitudes des savants au cours des âges – surtout dans ces dernières décennies – en mettant fort pertinemment leur lecture et leur interprétation en rapport avec le contexte de leur époque. (Il est dommage qu’il ne cite aucun Français parmi ceux qu’il évoque[1]). Cependant selon lui, Virgile n’a pas voulu écrire du positif ou du négatif, mais du positif et du négatif, les deux en même temps ; le poète a délibérément configuré son épopée pour produire ce double effet. Les doutes et les craintes font partie de son dessein initial aussi bien que les affirmations et les espoirs. Le poème, dit DQ en substance p. IX, contient sa propre critique immanente, et le but de notre collègue est de montrer comment et pourquoi le Mantouan écrit comme il écrit. En tant qu’exemples symptomatiques, DQ relève l’exploitation par Virgile de deux contradictions dans l’idéologie officielle : la description du dernier épisode des guerres civiles romaines comme une guerre étrangère face à Cléopâtre, ainsi que les deux généalogies attribuées à Romulus (présenté comme descendant du troyen Iule en É. 1 et de l’italien Silvius en Ê. 6), de sorte qu’on ne sait pas si l’histoire du peuple romain et celle de la gens Iulia d’Auguste coïncident ou sont séparées.

Pour sa démonstration DQ s’appuie sur de très nombreux passages tirés de l’Énéide, qu’il lit avec une attention et une minutie extraordinaires, qu’il décortique, où il traque la moindre réminiscence, la moindre allusion, le moindre signe, le moindre indice, où il relève toutes les résonances, tous les jeux sonores[2], où il a le don de déceler tout ce qui peut être porteur d’une signification (ce qu’un lecteur ordinaire n’aurait sans doute pas remarqué). L’admiration que suscite sa méticulosité n’a d’égale que celle que fait naître son immense culture. Il lui apparaît alors que les traits les plus caractéristiques de l’écriture de cette épopée sont la duplication et le chiasme, ceci au niveau verbal aussi bien qu’au niveau de la construction de l’œuvre.

Cette idée est mise en évidence dans les sept chapitres que contient ce livre, (chapitres qui, dans une première version, ont pour la plupart déjà fait l’objet, intégralement ou en partie, d’une publication dans des revues). Le chap. 1 « Virgil’s Double Cross : Chiasmus and the Aeneid (Books 1 and 12) » montre comment le poète écrit et pense via l’inversion « chiastique » et la duplication, ce qui se voit dans les petites unités comme une vignette de bataille au livre 12 ou la première comparaison au livre 1, mais aussi dans des structures narratives plus larges. Dans le chap. 2 « Aeacidae Pyrrhi : Trojans, Romans and their Greek Doubles (Books 2-3 and 6) », DQ décrit comment le livre 2 laisse voir en Énée lors de la chute de Troie une sorte de double et de complice involontaire de Pyrrhus, le fils dégénéré d’Achille. La visite à Buthrote du livre 3 relie ce Pyrrhus au Pyrrhus ennemi de Rome qui régna en Épire aux IVe -IIIe s. av. J.-C., réapparu sous les traits de Cléopâtre et vaincu à nouveau à Actium. Dans ces deux occurrences comme dans la parade des héros qu’Anchise montre à son fils au livre 6 les ennemis extérieurs de Rome sont difficiles à distinguer de ses ennemis internes. Le chap. 3 « The Doubleness of Dido (Books 1, 4, 6) » examine la façon dont Virgile, tout à fait consciemment, greffe son propre roman de Didon sur le mythe national carthaginois, démonstration de la manière dont l’histoire postérieure récrit le passé. Le chap. 4 « Sons of Gods in Book 6 » part de la déclaration de la Sibylle : facilis descensus Auerno/ […] sed reuocare gradum superasque euadere ad auras/ hoc opus, hic labor est » (É. 6, 126-129), que DQ interprète comme : il est facile d’entrer dans le royaume des morts, difficile de le quitter. D’après lui, le chant traite de la renommée et cela signifie que la masse des défunts dont personne ne se souvient retourne sur terre avec un nouveau corps et une nouvelle identité. Seuls quelques privilégiés prennent place dans la mémoire des hommes et entrent aux Champs Élyséens, l’au-delà créé par le poème même. Les plus illustres sont (ou deviennent) fils de dieux comme Auguste. Par là Virgile promeut et démolit en même temps le culte des dirigeants divinisés en en faisant une fiction des poètes. Le chap. 5 « Culture and Nature in Book 8 » développe la façon dont ce chant vert et or[3] (ou parfois bronze) offre des considérations ambivalentes sur les rapports entre la culture et la nature. Il met face au « grand style », aux œuvres d’art que sont le bouclier et l’Énéide qui est son équivalent, histoire de Rome et arme de guerre à la fois, les arbres verts et les rivières du paysage italien, avec les Arcadiens le monde des pasteurs que l’écrivain a suggéré dans les Bucoliques, celui des agriculteurs évoqué dans les Géorgiques avec les Latins, tout cela ressortissant plus ou moins au « style bas ». Dans le chap. 6 « The Brothers of Sarpedon : The Design of Book 10 (Books 9-11) », DQ fait toucher du doigt que les guerriers virgiliens oscillent entre plusieurs modèles homériques (la référence change parfois d’un vers à l’autre). C’est ainsi que les personnages les plus importants sont modelés à la fois sur Sarpédon et sur le meurtrier de celui-ci, Patrocle. Dans le caractère apparemment interchangeable des combattants, dans le fait que des soldats pratiquement semblables luttent face à face ou côte à côte, DQ sent chez l’auteur l’expérience des guerres civiles. Aux modèles tirés d’Homère du chap. 6, le chap. 7 « The Second Second Patroclus and the End of the Aeneid (Books 10 and 12) » en ajoute un autre : le décès d’Antiloque, fils de Nestor, sous les coups de Memnon, dans l’un des « poèmes cycliques », l’Éthiopide. Ce passage aurait influencé la description du massacre de Lausus par Énée et de celui de Pallas par Turnus. Or Antiloque, tout comme Patrocle, était l’éromène d’Achille, et cette passion amena Achille à tuer Memnon. Les similitudes entre Antiloque et Pallas voulues par Virgile expliqueraient, selon DQ, la passion avec laquelle Énée ôte la vie à Turnus[4]. Par ailleurs, DQ relève toute une série de ressemblances établies par le poète entre Turnus et Énée en cette fin d’épopée, de sorte que d’après notre collègue, Énée tue une série de versions de lui-même et le poème reste hanté par le spectre de la guerre civile romaine dont il était censé annoncer le terme (p. xv).

Cet aperçu, bref par nécessité, ne donne qu’une faible idée de l’incroyable richesse de ces pages où sont convoqués de très nombreux auteurs anciens et modernes. La bibliographie et l’index très détaillé en témoignent. Le lecteur ne peut qu’admirer DQ d’avoir si bien su mettre en lumière une telle complexité. On reste cependant perplexe devant tant de subtilité. Certes chacun sait que Virgile, sous l’influence de l’alexandrinisme, pratique une sorte d’art de la marqueterie. Mais a-t-il vraiment voulu un aussi grand nombre d’échos, directs ou inversés, simples ou multiples ? Il ne faut pas oublier les contraintes de l’hexamètre dactylique latin lorsque les mêmes morceaux de vers se retrouvent en divers endroits du poème. Il ne faut pas oublier les traits caractéristiques de l’épopée antique, son allure formulaire, la codification des épisodes traditionnels, tels que les aristies ou les morts des héros, qui comportent des passages obligés ; ainsi lorsque décrivant la fin de tel ou tel guerrier Virgile reprend des particularités de la mort d’Hector, ce n’est peut-être pas forcément parce qu’il pense spécifiquement à la mort d’Hector, mais peut-être parce qu’il suit les règles épiques. Cependant, dans la grande majorité des cas, on donne raison à DQ.

Le 15 octobre 2018, jour anniversaire de la naissance de Virgile, DQ a reçu à Mantoue le prix « Vergilius », prix attribué à un chercheur qui s’est particulièrement distingué dans le champ des études virgiliennes, et au vu de cette étude, il l’a bien mérité !

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne,
UMR 5607, Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 121,  2019, p. 273-275

[1]. Il y en a plusieurs ; pour ne pas allonger je ne donnerai qu’un nom : J.-P. Brisson, Rome et l’âge d’or. De Catulle à Ovide, vie et mort d’un mythe, Paris 1992.

[2]. S’il relève p. 114 « Bronze is in Aeneas’s name » (sic), il ne va pas jusqu’à rechercher des anagrammes.

[3]. Comme l’écrit joliment le chercheur p. 114 avec une belle allitération en anglais (« green and gold »).

[4]. Cet épisode a suscité une abondante littérature avec des explications multiples et variées de l’attitude d’Énée. On trouvera une ample bibliographie dans F. Ripoll, « Comment appréhender la violence d’Énée dans l’Énéide ? », Revue des Études Latines, 90, 2012, p. 180-202 (que DQ ne cite pas).