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La question de l’infini est de celles qui terrifient. De fait, nous placer face à l’infini nous retire à notre sécurité existentielle ; espace et temps en perdent leur bienveillance de repère et s’abattent alors sur nous toutes ces questions qui caractérisent la dépression de mauvais pronostic : « Je ne suis rien, je suis seul, je ne compte pas, à quoi bon continuer, rien n’a de sens ! » Il va de soi que, dans une civilisation grecque anxieusement préoccupée de métaphysique, inquiète de l’existence possible du non-être, agitée par la question du vide, de l’infini et du tout, son corrélatif, il fallait que l’univers fût d’abord considéré dans sa dimensionnalité matérielle, ne serait-ce que pour offrir un cadre à ces raisonnements spiritualistes qui, pour être bien plus rassurants, finiront par l’emporter sous la forme de ce platonisme mâtiné de stoïcisme qu’incarnera si bien le christianisme. Alexandra Morenval dresse l’histoire lucrétienne de ce questionnement avec une alacrité toute entraînante et un style délicieusement lumineux qui permettent une heureuse digestion de toutes ces complications argumentatives et doxographiques qui parfois rendent les thèses cellulitiques. Son choix est assurément dicté par ces nécessités de corpus qui font que, si l’on a le goût du latin et de la métaphysique, alors il faut aimer Lucrèce et le grec. C’est dire que les problèmes de lexique occupent beaucoup. Dans la première partie (p. 29-154 Dire le tout, l’infini et l’indéfini) se trouvent affrontés des problèmes qui sont traductologiques au premier degré. On connaît les gémissements d’un Lucrèce se lamentant sur une sermonis patrii egestas dont on comprend qu’elle le gêne moins qu’il ne le revendique car, de synonymes en périphrases, tout peut se dire et l’on sait que les mots techniques ne sont trop souvent que de piteuses feuilles de vigne destinées à cacher de bien décevantes réalités. C’est ainsi que l’on découvre les vertus clarifiantes d’un vocabulaire pauvre qui contraint à montrer plutôt qu’à dire. Le tableau fourni en page 153 permet de saisir de manière synthétique la manière d’un Lucrèce qui traduit comme il peut puis exploite les ressources de la uariatio afin de tenter de cerner ce qu’il voudrait pourtant axiomatique. Fortement préoccupé par les concepts modaux tels que finis, numerus ou modus, Lucrèce se trouve de fait dans l’obligation d’en affirmer l’absence. Il reste cependant attaché aux valeurs positives de dimensionnalité et de mouvement, seules à même de fournir un cadre conceptuel satisfaisant à une théorie qui veut le monde comme résultat de heurts atomiques provoqués arbitrairement lors d’une infinie chute. De ce désir de positivité résulte assurément cette préférence pour le tout au détriment de l’infini : p. 154 : Saisir globalement le Tout reviendrait à saisir l’Infini. Alexandra Morenval se livre à une étude de vocabulaire, parfaitement adéquate et bien conduite mais limitée à ces mots non-grammaticaux qui attirent l’attention ; or Lucrèce fait un usage surabondant et peu poétique des mots grammaticaux – il est un utilisateur particulièrement amateur de négation. Par l’usage privilégié des mots grammaticaux, il construit une armature argumentative surdéterminée qui, plus que ne le veut l’usage didactique, déplace l’expressivité vers le docere : Lucrèce ne veut pas montrer, il veut démontrer ; ses mots grammaticaux sont les pôles émotionnels d’une ferveur que l’on ne trouvera plus que chez les chrétiens. Dans la seconde partie (p. 155-288 Avoir une vision d’ensemble de l’infini), il s’agit d’appréhender la pensée définitoire de Lucrèce. Celle-ci n’est pas encore scientifique et la preuve par accumulation l’emporte encore sur la preuve par démonstration. Elle s’en approche toutefois, portée par un désir de mise en évidence de traits qu’il voudrait distinctifs ; on sent là le bourgeonnement de ce qui deviendra, mais bien plus tard, la méthode axiomatique. Ainsi, dans un mouvement de pensée qui sera plus tard fondateur de l’édifice mathématique, Lucrèce, plus que ne semble l’avoir fait la doxa épicurienne, insiste sur le lien qui unit discret et continu, microcosme et macrocosme, celui qui fera fil rouge depuis les principes atomiques jusqu’à la complexité du psychisme humain, celui qui unira l’invisible atomique au visible du sensible et à l’invisible du senti. La conceptualisation de cette opposition fondatrice s’incarne ainsi dans une vision qui fait s’opposer terme à terme l’infini dénombrable des atomes et celui de la continuité du vide, le sporadique du clinamen et le perpétuel de l’atome, le momentané de la rencontre atomique et le durable de la chute dans le vide (p. 230). Il ne faut cependant pas se laisser aller à voir dans Lucrèce le précurseur qu’il n’est pas. Sa pensée est encore celle de la simple projection sur le réel d’une cognition humaine – qui polarise en oppositions – et occidentale – qui préfère le réductionnisme de la binarité à l’entre-deux du nuancé. On rendra toutefois de reconnaissantes grâces à Alexandra Morenval pour la clarté d’un exposé que l’on sent toujours guidé par le souci de ne pas schématiser outre mesure une pensée qui reste très architecturalement romaine. Le souci pédagogique, déjà dominant dans les Lettres d’Epicure, se matérialise dans l’œuvre lucrétienne par le recours à une matière poétique utilisée pour telle, c’est-à-dire comme moyen de persuasion – en incapacité de prouver rationnellement (docere), Lucrèce recourt à l’émotionnel (delectare, mouere). Alexandra Morenval le constate (p. 287-288) dans l’emploi d’artifices langagiers tels que le sont les synonymes, les antonymes, la reformulation, les images et métaphores, les artifices sonores et quelque chose qu’elle voit en proximité des correspondances baudelairiennes. On pourrait ajouter à cela que le choix poétique de Lucrèce n’est en soi pas gratuit puisqu’en écrivant son De rerum natura il assumait les contraintes du poème didactique ; or celui-ci était moins un objet pédagogique que le lieu d’un défi qui consistait à choisir la matière la moins artistique possible et à en faire de l’art. Cette ambition, qui contraint à faire un détour par Empédocle, impose surtout de considérer au plus près la matière linguistique employée par Lucrèce et cela avec d’autant plus d’acribie que le vers porte un contenu plus technique. On observe ainsi que Lucrèce multiplie les habiletés techniques dans son maniement du signifiant métrique à mesure que son signifié s’éloigne d’une matière que l’on qualifierait intuitivement d’« artistique ». Il faut donc se résoudre à accepter que c’est bel et bien dans les passages techniques que s’épanouit pleinement une véritable stylistique de la métrique lucrétienne. En somme, l’art lucrétien est moins celui du choix des mots que celui de leurs placements ; il est moins dans le signifié que dans le signifiant. Après tout, c’est bel et bien pour des raisons esthétiques qu’un Cicéron peu soupçonnable de sympathies épicuriennes a sauvé le poème lucrétien. Dans la troisième partie (p. 289-425 Embrasser l’infini) se trouvent examinés les moyens que se donne Lucrèce pour faire valoir Epicure, son héros. La figure de celui-ci est présentée dans une dimension épidictique qui le fait héros du dépassement et le situe dans un au-delà de l’épique, du lyrique, voire même du prométhéen, dans une supériorité gagnée précisément par la capacité qu’il a eue de peragrare complétude et infinitude. Trop souvent oublié par la critique qui en fait d’ordinaire une espèce de saint Joseph de l’avent épicurien, Memmius fait l’objet d’une étude attentive qui en dégage le rôle de passeur qui lui est dévolu. Alexandra Morenval fait à juste titre valoir que c’est par Memmius que la romanisation finale d’Epicure doit advenir, une romanisation qui destinée à prendre la voie religieuse de l’accession au panthéon, selon cette procédure bien connue de l’assimilation romaine de l’allogène religieux. Lucrèce, tout matérialiste qu’il soit, a parfaitement compris qu’en romanité, l’intériorisation de quoi que ce soit ne peut passer que par la voie religieuse, une voie d’autant plus profondément tracée dans le psychisme romain que celui-ci est plus marqué par l’obsessionnalité orthopraxique d’une religiosité plus superstitieuse que théologique, abandonnant le sujet à des dieux qui sont moins des individus que des forces obscures, indéfinies – un mi-chemin du tout et de l’infini – telle que l’est la Vénus du déroutant prologue. Cette troisième partie s’achève par un chapitre consacré spécifiquement à la technique lucrétienne du delectare. Alexandra Morenval y analyse parfaitement le rôle anxiolytique, voire même neuroleptique, de l’artifice poétique. Il lui est assigné un double rôle, celui de rendre moins austère une matière peu digeste – là est tout le défi du poème didactique – mais plus encore et de manière d’autant plus efficace que plus discrète, il doit permettre au sujet de poser son regard sur des choses aussi terrifiantes que l’infini ou une mort dans laquelle il ne peut voir que la sienne. De ce point de vue, Lucrèce fait œuvre psychothérapeutique ; il offre au sujet de considérer son propre trauma en posant sur celui-ci un regard apaisé. De là à faire de Lucrèce l’inventeur de la métacognition et du Moi observateur, il y a un pas que je laisserai d’autres franchir. On aura compris que le livre d’Alexandra Morenval est de ceux qui ne font pas qu’instruire mais donnent à penser. On l’aura lu avec ce plaisir que donnent la fermeté de sa pensée, la fraicheur limpide, primesautière de son expression et une forme de ferveur qui dit un caractère fort lucrétien. On me pardonnera de terminer ce compte rendu par une remarque d’analyste : l’infini est paternel ; il impose d’affronter l’incomplétude existentielle d’un être fini devant ce qui ne l’est pas ; il est une ouverture vers la construction d’un soi qui sera une identité malgré des manques que rien ne comblera jamais. L’infini est de l’ordre de la progression, il oblige le sujet à devenir adulte. L’infini est la vie parce qu’il est de l’ordre de ce futur du pas encore. Le tout est maternel ; il impose d’affronter la complétude existentielle de l’individu qui n’est plus qu’une partie de quelque chose ; il fonde cette identité qui résulte du sentiment de faire partie de quelque chose ; il offre ce sentiment qu’il sera toujours à même de combler les manques puisqu’il contient tout. Le tout est de l’ordre de la régression, il permet au sujet de rester infantile. Le tout est la mort parce qu’il est de l’ordre de ce passé du déjà advenu.

Carole Fry, Université de Genève

Publié en ligne le 11 juillet 2019