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Cet ouvrage est issu d’un colloque intitulé « Auguste en mots. Le Princeps au miroir de la littérature », organisé à l’initiative du Louvre, du Grand Palais, de l’AMU et du CNRS à l’occasion de l’exposition « Moi, Auguste, empereur de Rome… ». L’éditrice justifie cette mutation de titre par le projet à l’origine du colloque – conçu comme un complément à l’exposition franco-italienne présentée au Louvre – et par un parallèle, assez lointain en réalité, avec le titre de l’ouvrage de J.-P. Néraudau[1]. Malgré ce titre, donc, c’est de l’image d’Auguste dans la littérature dont il sera question et le titre original du colloque permettait de mieux caractériser le contenu de l’ouvrage qui ne fait que très rarement référence aux « marbres » augustéens, même pris métaphoriquement pour désigner l’ensemble des représentations figurées véhiculant l’image du Princeps, de sa famille ou de ses politiques. Le catalogue de l’exposition[2] est sans doute le complément de ce volume dans une perspective per species (après l’iconographie, la littérature), mais aucunement un ouvrage parallèle que l’on devrait lire côte à côte. En d’autres termes encore, il ne s’agit pas ici d’un ouvrage dont le but serait de comparer la construction de la persona du Prince entre marbre et mots, mais d’un livre qui étudie la constitution de cette persona dans la littérature, ce qui est déjà en soi un vaste programme.

L’ouvrage aborde donc la question de la vie intellectuelle et littéraire à l’époque augustéenne et cherche à étudier la manière dont les transformations politiques – niées par le régime, indéniables pour les générations postérieures – influent sur cette vie littéraire, et, ce qui est encore tout aussi intéressant et novateur, la manière dont cette vie intellectuelle influe ou prétend influer, en retour, sur la mise en place du nouveau régime.

Le volume se compose d’une section liminaire, de quatre parties et ne comporte pas de conclusion, mais un index des noms propres anciens, un index des sources et une bibliographie générale.

Avant de passer à l’examen des communications dans leur détail, quelques remarques d’ordre général. Les quatre sections de l’ouvrage sont présentées comme fondées sur des critères « prioritairement chronologiques et génériques ». Hormis pour la quatrième et dernière partie qui nous place dans la postérité antique et médiévale d’Auguste (de Sénèque le père à Jacques de Voragine), c’est clairement le critère thématique, générique, qui prime sur la chronologie, encourageant le travers malheureusement trop courant d’envisager la période augustéenne de manière uniforme, au mépris des évolutions internes à ce long règne (sans compter « l’avant‑règne » que constitue la période triumvirale). Chacune des communications se place, et c’est légitime, dans une « niche » chronologique précise qui est celle de l’auteur pris en considération et on ne peut pas le reprocher aux contributeurs. En revanche, on aurait attendu de l’introduction, ou d’une conclusion (absente du volume), au‑delà d’une reprise synthétique des contributions, qu’elles remettent en perspective ces communications nécessairement focalisées sur un moment du Principat pour donner une vision chronologiquement plus nuancée de l’objet du colloque : « l’idéologie augustéenne » (p. 16), le « mythe augustéen » (p.  14 avec guillemets, p. 15 sans guillemets) dont parle l’introduction ont été des constructions longues qui n’ont pas la même fonction, pas les mêmes modalités d’expression, pas le même visage avant et après Actium, avant et après 17 a.C.[3], pour ne reprendre que deux jalons majeurs de la constitution de ce discours d’Auguste et sur Auguste. À ce titre, la communication de M. Ledentu, qui couvre une large part de cette plage chronologique, est exemplaire en ce qu’elle attire constamment l’attention sur la grande différence qu’il y a à prendre la parole en 44 ou en 17 a.C. De ce point de vue, l’utilisation massive d’Ovide pour la structuration de l’ouvrage – du titre général (le terme « métamorphose » est assumé comme ovidien) au titre de la deuxième partie – est symptomatique, de même que le choix de placer une communication sur les Res gestae en première place. Ovide et Horace ou Properce ne proposent pas la même vision du Principat. Comme Paul-Marius Martin le rappelle justement, ils n’ont pas vécu les mêmes événements et la vision de l’histoire des poètes triumviraux et du poète augustéen n’est pas identique. De même, les Res gestae sont une œuvre dont la durée d’élaboration est discutée, mais dont l’état définitif se fixe tard dans le règne d’Auguste, et dont la fonction est clairement résomptive.

La section liminaire comprend, outre l’introduction, une préface de C. Lévy qui s’intéresse à la philosophie d’époque augustéenne, à laquelle aucune communication n’est consacrée (mais qui se trouve présente de manière diffuse dans certaines d’entre elles), alors qu’il s’agit d’un domaine de la vie intellectuelle marqué d’une vraie rupture par rapport à l’époque immédiatement précédente. Suit une présentation de l’exposition parisienne par les deux commissaires français (C. Giroire et D. Roger) qui revient sur les buts de l’exposition, en particulier sur les spécificités de sa configuration parisienne et engage une réponse aux critiques adressées notamment par Y. Rivière (p. 33). Cette réponse se place sur le terrain de la réussite « insurpassable » d’Auguste qui serait de nous avoir « moins légué sa tradition juridique et institutionnelle que les innombrables symboles et schémas mentaux qui aujourd’hui constituent le costume dont nous aimons à habiller chefs politiques ou hommes d’état ». C’est oublier que ces discours iconographiques n’ont pu se développer assez pour survivre jusqu’à nous que parce qu’Auguste avait créé les cadres sociaux et politiques qui leur ont permis de se maintenir. Par ailleurs, ce discours augustéen fut effectivement efficace en cela que, bien qu’il se construisît, comme tout discours politique et idéologique, contre d’autres discours, il parvint à les supplanter durablement. Accorder plus de place à ces contre-discours[4] aurait pu enrichir le propos et éviter l’outrance de la vision de parfaite cohérence de la production littéraire augustéenne affirmée p. 34[5] et sur laquelle nous sommes déjà revenu pour des questions de simple chronologie.

Ces remarques faites, il convient de rendre justice à la très grande qualité de toutes les communications présentes dans ce volume. Nous les passerons simplement en revue pour montrer la richesse des thèmes abordés.

La première partie du volume « Biographie, littérature et politique » s’ouvre sur une limpide mise au point de J. Scheid sur la nature des Res gestae qui reprend l’histoire de la question en évacuant les hypothèses intenables qui ont été énoncées (encomium préparant l’apothéose d’Auguste par exemple). Par une analyse fine des conditions de production et d’affichage de ce texte, J. Scheid propose de le définir comme « un bilan politique à portée constitutionnelle », attribué au Prince de la même manière que tout document officiel écrit à la première personne peut l’être, sans que cela signifie forcément qu’il l’ait écrit intégralement de sa propre main.

F. Rohr-Vio revient ensuite sur le mariage d’Auguste avec Livie qui posa des questions juridiques et servit de support aux échanges de discours pamphlétaires entre Auguste et ses ennemis. F. Rohr-Vio étudie plus précisément l’exploitation littéraire et idéologique du lien établi entre l’union de Livie avec Auguste, alors que son premier mari était encore en vie, et le précédent du mariage de Caton et Marcia cédée ensuite à Hortensius.

M. Ledentu enfin revient sur la présence des thèmes des Res gestae dans les élégies de Properce. En portant un regard fin et précis sur la chronologie des œuvres et sur l’apparition d’Auguste et de certains thèmes de sa politique dans la poésie de Properce, elle conclut d’une part à l’équivocité du poète, qui n’unifie (lénifie ?) pas l’image du Prince en le déchargeant de la responsabilité des guerres civiles, et d’autre part, à l’emploi, dès 20 a.C., de thèmes utilisés ultérieurement dans les Res gestae.

La deuxième partie (« “Inmania Caesaris acta condere”, regard poétique sur le Principat ») s’ouvre sur un article de Ph. Le Doze qui démontre une nouvelle fois l’inanité de la thèse qui voudrait que l’instauration du Principat ait correspondu à une mise sous tutelle des poètes et au développement d’une propagande littéraire. Il utilise pour cela les arguments fournis par la réalité matérielle de la production et de la diffusion des œuvres littéraires plus que par leur contenu qui a été surexploité. S’il n’est pas question de nier l’existence d’une littérature de commande, il faut reconnaître que celle des poètes triumviraux et augustéens est d’une tout autre nature et que les relations de ces derniers avec l’auctor de leur œuvre, qui est leur protecteur, ne supposent pas leur mise à la botte des puissants. Ph. Le Doze conclut en rappelant son idée selon laquelle les poètes se présentaient comme investis d’une mission politique et qu’ils cherchèrent à établir leur influence sur le pouvoir.

D.P. Nelis plaide pour une lecture signifiante, et même politiquement signifiante, des jeux de mots, des acrostiches et quasi‑acrostiches présents dans les Géorgiques de Virgile. Le poète inscrit sa trajectoire en parallèle avec celle d’Auguste et le projet du poème en résonance avec celui du Prince. D.P. Nelis voit d’ailleurs poindre le cognomen d’Augustus dans les vers de Virgile avant son octroi officiel en 27.

B. Delignon montre ensuite de manière extrêmement convaincante comment Horace crée de toute pièce une poésie érotique qui ne soit pas en contradiction avec la législation matrimoniale augustéenne en infléchissant les mythes et ses modèles de la poésie érotique jusqu’à créer une lyrique qui soit proprement romaine, rejoignant ainsi les conclusions de Ph. Le Doze sur le mouvement réciproque d’influence entre le pouvoir et les poètes.

H. Casanova-Robin étudie la manière dont les origines de Rome sont traitées dans le livre 14 des Métamorphoses d’Ovide. La naissance de la Ville est placée, au sein du phénomène cosmogonique, dans une série d’autres « naissances », qui font la part belle aux passions dans toute forme de création (mais aussi de destruction, le message est ambivalent) des êtres et des communautés.

La troisième partie « Écrire l’histoire sous Auguste » est lancée par une étude de P.‑M. Martin qui s’intéresse à l’écriture des événements historiques survenus avant l’instauration du nouveau régime. Cet article conçu comme un complément de son étude sur les réticences des contemporains à évoquer le Triumvirat[6], est consacré au degré de liberté dans l’écriture de l’histoire sous Auguste. Alors que ce premier travail avait montré l’existence de schémas mentaux de dimension quasi anthropologique pour expliquer l’oblitération de la période triumvirale, il montre que l’écriture de l’histoire sous Auguste se caractérise par une « auto‑censure » qui conduit certains auteurs (Sénèque le père, Tite Live et Claude) à repousser la publication de leurs œuvres historiques.

B. Mineo revient sur les deux caractéristiques que l’on donne couramment à l’écriture de Tite Live : son pompéianisme et son pessimisme. Il montre que le premier est à remettre dans le contexte d’écriture, qui est celui d’une revalorisation de la figure de Pompée sous Auguste, tandis que le second ne doit être lu que comme le constat d’une situation déplorable destiné à encourager les efforts de renaissance qui fondent le discours augustéen. B. Mineo propose ensuite une vision complète de la place d’Auguste dans les cycles historiques qui structurent l’Ab Vrbe condita : préfiguré par Évandre, Romulus (malgré la difficulté à rattacher Auguste à une légende déjà bien formée sur ce personnage), Camille enfin, il s’oppose en revanche à des contre-modèles dont Manlius Capitolinus. Une fois encore, c’est une manière pour un auteur augustéen de guider, dans la mesure de ses moyens, le Prince.

O. Devillers s’intéresse ensuite au projet intellectuel de Nicolas de Damas, en se focalisant sur un thème fortement associé à la dimension personnelle du pouvoir : les relations des dirigeants à leur famille et leurs amis. Il est important de noter comment sont mis en scène les liens familiaux qui ont un poids important sur la popularité du dirigeant ; de même pour la place réservée aux amis. Nicolas de Damas qui était attaché à la cour d’Hérode (auquel Auguste est peut-être présenté comme modèle ?), ferait par ailleurs, avec la Vita Augusti, converger à Rome les traditions culturelles orientales, en présentant Auguste comme une figure œcuménique du bon gouvernant.

La quatrième partie « Auguste jugé par l’histoire » ouvre la chronologie bien au-delà du règne d’Auguste. I. Cogitore montre comment l’image d’Auguste évolue de l’œuvre de Sénèque le rhéteur à l’œuvre de Sénèque le philosophe. La présence dramatiquement exploitée des guerres civiles dans l’œuvre du premier ne conduit pas à en faire peser la responsabilité sur Octavien : quand l’action des triumvirs est rappelée, la faute retombe sur Antoine. L’action d’Auguste, elle, est valorisée. Chez Sénèque le philosophe, les guerres civiles servent l’argumentation et non plus la dramatisation. Auguste dans cette perspective est un exemplum moral, mais dont l’image est loin d’être dépourvue d’ambiguïté, qui reflète sans doute la position de Sénèque auprès de Néron.

G. Zecchini s’intéresse à la biographie d’Auguste chez Suétone et met en évidence deux points fondamentaux. Le premier est le rôle de « miroir du prince » de cette vie, point de vue soutenu par l’établissement, parfois forcé et malgré l’évidence des faits, de cinq parallèles entre Hadrien et Auguste. Le second élément est la mise en évidence du parallèle qui existe entre le couple de fondateurs formé par César (dont la présence intrigue dans la suite des biographies) et Auguste, et celui que le lecteur doit établir entre Trajan et Hadrien, pour valoriser l’action d’administrateur du dernier.

M.-L. Freyburger-Galland propose une lecture des années augustéennes chez Dion Cassius en insistant sur la fine compréhension des institutions par Dion Cassius qui permet peut-être de rendre plus compte de sa vision du Principat que du personnage d’Auguste, sur lequel il porte parfois un regard peu amène.

E. Caire enfin étudie la genèse, le développement et les transformations au gré des contextes de sa transmission de la légende, rapportée par Jean Malalas, d’un Auguste, « grand prêtre initié et roi », destinataire d’une prophétie annonciatrice du christianisme… et étiologique de la christianisation du Capitole de l’Vrbs.

La qualité des articles de ce volume doit être soulignée : dans la floraison des colloques liés au bimillénaire de la mort d’Auguste, ces communications apportent une contribution importante aux débats en cours sur les rapports d’Auguste avec la vie littéraire de son temps dans la construction d’une image qui lui survécut.

Clément Chillet

[1]. Auguste, la brique et le marbre, Paris 1996.

[2]. Auguste, Paris, Réunion des musées nationaux, 2014.

[3]. Voir par exemple K. Galinsky, Augustan Culture, Princeton 1998, p. 100‑106.

[4]. Sur le plan iconographique, voir, exemple parmi d’autres, G. Sauron, L’histoire végétalisée, ornement et politique à Rome, Paris 2000.

[5]. « Quand Auguste fonde le régime impérial, les hommes de lettres, on l’a vu, sont légions, mais leur production est si cohérente qu’il semble qu’une seule vue s’en dégage et que s’y exprime une identité ». Le point de vue est à peine tempéré, p. 35, par la reconnaissance du fait que nous ne possédons qu’une petite partie de la littérature augustéenne.

[6]. P.-M. Martin, « La mémoire du Triumvirat entre censure, autocensure et devoir d’oubli » dans A. Coppolani et al. éd., La fabrique de la paix : acteurs, processus et mémoires, Paris 2015, p.  3-14.