< Retour

Armin Eich[1] retrace les étapes du passage d’une violence accidentelle, exceptionnelle, à une violence monopolisée par une caste d’aristocrates, puis par des professionnels de la guerre. L’arc chronologique envisagé, très ample, court du Néolithique (7000 av. J.-C.) à l’Antiquité Tardive prise au sens très large (1er millénaire ap. J.-C. d’après l’introduction), mais s’arrête en définitive au VIe s. Embrasser une telle amplitude temporelle sur 281 pages constitue une gageure. L’aire étudiée englobe Europe et Proche‑Orient, excluant les aires chinoises, indiennes, américaines. E. se réclame d’un point de vue pacifiste (la violence n’est pas une fatalité ; les ethnies pacifiques en sont la preuve).

L’introduction explicite la démarche, qui étudie la guerre à travers les transformations technologiques et les phénomènes d’intégration économique et sociale qui définissent un groupe guerrier, en privilégiant les données archéologiques, si minces soient-elles pour certaines périodes. Le plan, chronologique, suit un découpage en 30 chapitres de taille variable (21 pages pour le chap. 20, 4 pour le 22).

Les premières sections, consacrées au Néolithique, défendent une apparition tardive de la guerre, contre l’historiographie dominante qui la place entre 100 000 et 10 000 av. J.-C., et ne laisseront sans doute pas indifférents les spécialistes. Le chap. 1 s’attache aux premières traces de meurtre collectif. E. refuse le taux de 14% de mort violente extrapolé par S. Pinker, puis disqualifie successivement plusieurs dossiers considérés comme des attestations précoces de massacres (Shanidar dans le Nord de l’Irak, Skhul en Israël, « site 117 » du Djebel Sahaba), avançant divers arguments (victimes d’âge et de sexe variés, éclats de pierre utilisés comme décoration funéraire et non fichés dans les corps…). Ailleurs, les blessures pourraient relever d’accidents de chasse, la faune constituant la première menace, ou d’une dégradation postérieure à l’enfouissement. La violence entre humains n’apparaîtrait qu’avec la sédentarisation dans des zones aux ressources disputées (vallées fluviales)[2].

La plus ancienne trace incontestable de massacre se trouverait à Talheim (7000 av. J.‑C.), nécropole de 34 individus, dont 18 adultes tués au silex (chap. 2). À propos du vaste et énigmatique charnier en cours d’étude à Herxheim, E. se montre réservé vis-à-vis de l’hypothèse de cannibalisme, mais reprend le chiffre d’un millier de victimes, dont il faut rappeler qu’il est extrapolé : 400 à 500 individus ont été dégagés dans la moitié des fosses fouillées (l’état des os, systématiquement brisés, gêne le dénombrement). Il ne faut pas y voir forcément un massacre de vaincus : l’absence de trace de résistance (blessures aux bras) pourrait indiquer un rite impliquant des outils de chasse devenus armes par destination. Le chap. 3 voit moins dans les premières enceintes de villages du 6e millénaire av. J.-C. une défense contre des voisins qu’une barrière symbolique ou une clôture contre les bêtes sauvages. Le chap. 4, consacré aux fameuses peintures rupestres du Levante espagnol, premières représentations de conflit armé, ne les juge pas antérieures au 5e millénaire av. J.-C et privilégie l’hypothèse de sédentaires.

Le chap. 5 ménage un excursus original, à savoir une anthropologie comparée de peuplades pacifiques subsistantes : les Ifaluk (atoll du Pacifique), les Semai (Malaisie), les Mubti (Congo), les Buid (île de Mindoro, Philippines), les Siriono (Bolivie) et des groupes du cours du rio Xingu (Amazonie). Parmi leurs traits communs : un pacifisme non pas inné, mais issu d’une éducation dont le substrat mythique assimile la violence à une contamination extérieure ; le réflexe acquis de fuir face aux envahisseurs ; des lieux-refuge proches, mais difficiles d’accès (montagnes, forêt tropicale) ; une structure sociale en général égalitaire, qui conjure la violence par des rites.

Partant d’une étude ethnologique sur les îles Andaman, le chap. 6 dégage deux origines de la guerre : les luttes de groupes sédentaires sur un espace restreint et l’engrenage d’expéditions « de vengeance » contre un intrus pénétrant le territoire du groupe. Par escalade, chaque peuple crée une caste de guerriers, après quoi un retour en arrière est difficile. Ce groupe se singularise par des rituels qui banalisent l’idée de tuer un ennemi : danses, rites de passage violents inculquant aux garçons l’idée qu’ils n’ont aucune chance en-dehors du groupe, pression sociale glorifiant la masculinité armée.

Les chapitres suivants retracent, plus classiquement, les étapes de la militarisation autour de la Méditerranée : premières fortifications en Orient à Tell Magzahliyah, point nodal du commerce d’obsidienne (chap. 7) ; au début du 5e millénaire, apparition de sociétés segmentaires en Occident, développement parallèle de la métallurgie et de la circulation de haches en jade servant de marqueurs sociaux (chap. 8) ; généralisation, à partir de 2800 av. J.-C., de la hache en bronze, arme de duel prestigieuse (chap. 9)[3]. Nouveaux circuits d’échanges liés aux armes (lingots fondus près des lieux d’extraction, armes fabriquées près des lieux de consommation), dont des « princes » se disputent le contrôle (chap. 10-11). Apparition de l’épée, spécialement conçue, à la différence de la hache, pour tuer des humains (chap. 12). Son évolution formelle, non linéaire entre 2000 et 800 av. J.-C., finit par résoudre des contraintes techniques (fragilité de la poignée, maniabilité difficile…). Formation d’une élite de l’Âge du bronze, étudiée à partir de tombes « princières » (Leubingen, Helmsdorf), où la masculinité armée devient le motif dominant. Premières enceintes cyclopéennes autour du XIVe s. av. J.‑C. (chap. 13). Nouveau seuil avec l’apparition, grâce à la généralisation des échanges, d’une arme à la construction longue et à l’entretien coûteux : le char de guerre (chap.14), qui creuse les écarts entre grandes et petites puissances, et déclenche une première forme de « course aux armements » et de dissuasion. En point d’orgue, le chap. 15 analyse les vestiges d’une grande bataille du XIIIe s. av. J.-C en Occident, sur les rives de la Tollense. Parmi les centaines de corps, 9% portent des traces d’armes blanches, mais les autres durent mourir faute de soin. La présence de femmes reste énigmatique. L’armement retrouvé (massues, flèches et lances) ne comporte ni épées ni cuirasses, mais elles étaient sans doute récupérées sur les morts.

Les « invasions des peuples de la mer » (XIIe s. av. J.-C.) qui suivent furent le fait de coalitions de mercenaires/pirates assez vastes pour menacer une puissance comme l’Égypte, faisant s’écrouler les circuits d’échanges et le peuplement, et d’innovations comme la domestication du dromadaire, qui ôta aux déserts leur rôle de glacis (chap. 16). Le siècle suivant (chap. 17) se caractérise par un repli sur de petits sites-refuges, comme Xeropolis et Nichoria. L’insécurité se prolonge aux XIe‑Xe s. av. J.-C. et amène un retour à une société plus égalitaire, avec une espérance de vie faible, dont la civilisation des champs d’urnes et les fortifications sommitales seraient les révélateurs (chap. 18). Le fer, plus difficile à couler et à reforger, mais plus facile à se procurer, remplace le bronze en réponse à la désorganisation des circuits du cuivre et de l’étain. Ces contraintes accélèrent la maîtrise de la cémentation, avec une production d’acier plus locale et plus efficace. Fin XIe s., une nouvelle militarisation prend des traits communs dans les aires grecques et assyriennes (chap. 19) : conscription, contrôle accru de l’État sur un armement moins bigarré et plus nettement défensif. Le char de guerre, utilisé jusqu’au VIIe s. av. J.-C., perd sa prééminence.

Le chap. 20 décrit le passage du duel en char au combat d’infanterie en masse – la phalange, dont l’Iliade refléterait déjà, de manière fragmentaire, la réalité. La perception limitée par les casques exige des soldats une obéissance aveugle : chants et marches rythmés sont autant de moyens de les « mécaniser ». E. évoque les difficultés à accorder représentations picturales et expérimentations, sans trancher (les lances du 1er rang étaient-elles impulsées au-dessus de la tête et rattrapées pour piquer au-dessus des boucliers ennemis ? À quoi ressemblait l’arrivée au contact ?). Il avance, à partir de Thucydide et Xénophon, une proportion de pertes faible (10% chez le vaincu, quelques % chez le vainqueur), à nuancer (il pouvait y avoir plusieurs batailles par an ; les morts par gangrène ne sont pas comptabilisés). Xén. Hell. IV, 4, 12 suggère un champ de bataille jonché de blessés condamnés faute de soin. Au-delà de 15% de pertes, les transporter retardait considérablement l’armée. À partir du VIIe s. av. J.-C., la phalange s’exporte au rythme de la colonisation grecque, jusqu’au Danemark (panoplie retrouvée sur l’île d’Als, sur un bateau coulé peut-être en offrande). Ce succès traduit une nouvelle orientation défensive, qui fait s’éterniser les guerres.

L’étude poursuit, plus originalement, sur les traces (éparses) d’une éducation visant à banaliser la violence, ou du tabou (conscient ou non) des séquelles psychologiques chez les combattants dans la littérature grecque. L’Iliade est émaillée de realia sur l’atrocité des combats (animaux se disputant les cadavres, mutilations), pour y préparer les jeunes. L’épisode de la colère d’Achille n’est pas sans rappeler des symptômes de stress post-traumatique (absence de peur de mourir, besoin de recréer les conditions du traumatisme, volonté de tuer un maximum d’ennemis déshumanisés). Ce texte, central dans l’éducation masculine, serait un véritable dressage à la mort, remobilisant la tradition agonistique pour fustiger les lâches. Le chap. 21 analyse les rares mentions de colère aveugle d’anciens soldats, que les Grecs attribuaient aux dieux (Heraklès d’Euripide ; Ajax de Sophocle ; Éloge d’Hélène de Gorgias).

Plusieurs innovations amorcent une nouvelle phase d’escalade. Ainsi le coût de fabrication et d’entretien des trières à éperon, fin VIe s., redistribue les cartes, draine les finances des cités, et les pousse à se chercher des vassaux, initiant une Realpolitik inédite (chap. 23).

L’essor de la poliorcétique accroît cette polarisation, qui bénéficie aux États riches et centralisés, capables d’attirer les spécialistes (chap. 24). Le prototype en est la Syracuse de Denys, qui dut ses succès à l’effet de surprise (de courte durée) de ses nouvelles machines. Suit un rappel de différentes innovations de l’artillerie[4]. Le chap. 25 montre la phalange macédonienne comme un perfectionnement de l’infanterie grecque (sarisse de 5 m pour éloigner la zone de contact mortel ; usage combiné de cavalerie et d’artillerie), et juge l’impact des éléphants anecdotique.

E. s’efforce ensuite de résumer l’apport de Rome en 37 pages. Le chap. 26 attribue le succès romain à une habile politique d’ouverture vers les peuples italiens[5]. La description de la légion manipulaire, convoquant Polybe et Tite Live, aurait pu rappeler les étapes de sa genèse[6], tout comme l’habitude romaine d’intégrer les innovations ennemies. E. insiste sur le compromis entre furie individuelle et fluidité collective, et sur la dimension psychologique (blessures à l’épée impressionnantes, massacres pour propager la terreur)[7].

Le chap. 27 décrit le passage des armées clientélaires de la fin de la République à une armée professionnalisée sous Auguste, qui allonge la durée de service. Cette armée garde une orientation « agressive »[8]. Mais la crise du IIIe s. (chap. 28) amène un retour à une tactique défensive inspirée de la phalange (passage célèbre d’Arrien sur la guerre contre les Alains). On pourrait citer en ce sens la présence accrue des projectiles dans la stratigraphie, mais E. se focalise sur le retour à l’infanterie lourde, au risque de gommer la modularité accrue de l’armée en unités très spécialisées. Parler de « retour à la phalange » et y voir un paradoxe est un peu artificiel[9].

Ce changement traduit le rattrapage des peuples voisins en termes d’armement et de tactique, et un rapport de force moins déséquilibré (chap. 29). Chez les « Germains »[10], l’armement (rarement retrouvé, car il se transmettait) se diversifie et s’améliore, et l’organisation politique devient plus stable[11]. L’adoption de cataphractaires copiés sur ceux des Sassanides est un autre signe.

La conclusion pointe une violence accrue, mais de moindre ampleur au Moyen Âge : seule l’époque moderne retrouve de grands engagements. E. insiste sur le caractère arythmique, non-linéaire de la militarisation antique, qui alterne périodes d’escalade et périodes de creux.

Cet ouvrage clair, illustré, propose une bibliographie à jour[12]. Replacer dans le temps long les évolutions techniques/tactiques et leurs conséquences est intéressant (de même que l’anthropologie comparée des chap. 5 et 6), mais ce spectre d’analyse devient étroit et frustrant pour les périodes grecques et romaines : évacuant les aspects socio-culturels, les chap. 20-29 laisseront les spécialistes sur leur faim ; l’archéologie celtique, pourtant à l’honneur dans l’actualité (trouvailles de Tintignac) aurait mérité davantage d’analyses.

Ce livre aurait gagné à conceptualiser davantage pour lier ses différentes sections[13]. Il n’en fournit pas moins un état des lieux stimulant de l’archéologie de la guerre antique.

Marc Landelle

[1]. Professeur à l’université de Wuppertal (par la suite abrégé en E.).

[2]. En cela E. revient à la dichotomie chasseur-cueilleur pacifique/sédentaire potentiellement belliqueux de J. Chavaillon, L’âge d’or de l’Humanité, Paris 1996, p. 189-190. Il écarte, sans grands arguments, la nécropole de Vasilevka III en Ukraine comme untypisch (p. 15). L’exemple fameux d’Ötzi (3200 av. J.-C.) n’est pas cité. Voir J. Guilaine, Caïn, Abel, Ötzi, Paris 2011, p. 197‑199 ; A. Lehoërff, Préhistoires d’Europe, Paris 2016, p. 299‑335.

[3]. Parler de « caste » p. 84 semble peu pertinent.

[4]. P. 200, dire que les sièges ne visaient pas à asservir, mais à anéantir est péremptoire : Onasandre, XXXVIII, préconisait au Ier s. ap. J.-C. d’épargner une cité qui se rend. Concernant les machines de Démétrios Poliorcète, les chiffres fabuleux de Diodore doivent être pris avec précaution. Sur le rôle accru des fortifications, voir Aristote, Politique, VII, 11, 1330a.

[5]. L’idée, p. 209, qu’en théorie un citoyen romain pouvait acheter un esclave, l’affranchir et en faire un combattant va contre la tradition de conscription censitaire.

[6]. Sur l’impact des guerres samnites, cf. G. Brizzi, Il guerriero, l’oplita, il legionario, Bologne 2002, p. 43-54. La capacité romaine à réutiliser les armes ennemies aurait mérité quelques rappels.

[7]. E. cite Scipion Émilien à Carthagène, mais le sac de Bourges par César est tout aussi parlant.

[8]. Le testament d’Auguste affiche une volonté de brider l’expansionnisme. E. semble renvoyer implicitement aux concepts d’E. Luttwak.

[9]. P. 225, parler de Bewegungsheer à propos des comitatenses est impropre : J.-M. Carrié, « Eserciti e strategie …» dans Storia di Roma III : L’età tardoantica. 1. Crisi e trasformazioni, Turin 1993, p. 132-133.

[10]. Terme générique qui masque des réalités disparates (Francs, Alamans, Quades, Goths…).

[11]. Dire p. 241 qu’à partir du 2e tiers du IIIe s., les « Germains » furent presque toujours les attaquants est simplificateur. Constance II ou Valentinien Ier menèrent respectivement contre les Alamans et Quades des offensives relevant de la « défense-en-avant ».

[12]. Une seule coquille relevée, p. 167 (« wenn » mal orthographié). La technicité du vocabulaire du chap. 12 peut rebuter.

[13]. J. Harmand, La guerre antique, de Sumer à Rome, Paris 1973, tentait conceptualisation et comparatisme. On peut avoir l’impression, par moment, de sauter d’un dossier archéologique à l’autre ; distinguer militarisation et état de guerre, par exemple, aurait été intéressant.