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Le Dictionnaire du corps dans l’Antiquité établi par Lydie Bodiou et Véronique Mehl est un ouvrage précieux à l’adresse non seulement de ceux qui s’intéressent à l’Antiquité, mais de tous ceux qui réfléchissent à la question du corps : historiens, psychologues, sociologues, anthropologues, philosophes… La difficulté est de saisir un objet multiple et insaisissable. La condition humaine s’identifie au corps, elle n’en est que la déclinaison innombrable. Tout dans l’existence est le fait d’activités physiques déployées à de multiples niveaux. Des perceptions sensorielles aux inscriptions tégumentaires, des gestes de l’hygiène à ceux de l’alimentation, des manières de table à celles du lit, des techniques du corps aux expressions de l’affectivité, des modes de présentation de soi à la prise en charge de la santé ou de la maladie, du racisme aux tatouages, le corps est une matière inépuisable de pratiques sociales, de représentations, de créations artistiques, d’imaginaires. Impossible de parler de l’humain sans présupposer d’une manière ou d’une autre que c’est d’un être de chair dont il s’agit, pétri d’une sensibilité propre. Mais de quoi parlons‑nous quand nous avançons le mot « corps ». Rappelons que certaines sociétés ignorent le dualisme et ne distinguent pas le corps et l’âme ou l’esprit, mais considèrent l’humain comme étant de chair, et celle-ci n’est pas une instance de séparation, comme le sous‑entend implicitement le mot « corps », mais il est en résonance avec le cosmos, le monde végétal ou animal. En ce sens, toute étude sur le corps ressemble à un chapitre inédit de l’œuvre de Jorge-Luis Borges.

Entendu dans ses significations contemporaines, le corps mène à tout, il n’est qu’un chemin, et les entrées débordent à l’infini le seul souci d’une corporéité réduite étroitement à elle-même. C’est un mot‑valise qui recèle des pistes innombrables. Les spécialistes de l’Antiquité seront ravis par des textes remarquablement bien informés et rédigés clairement par des auteurs qui sont les plus compétents dans leur domaine. Ils « prennent le corps antique au mot », comme l’écrit Francis Prost dans une belle présentation. S’il existait déjà un Dictionnaire du corps, paru aux PUF, sous l’égide de Michela Marzano en 2007, celui‑ci se focalise sur un monde historique spécifique mais il va bien au-delà, et en ce sens, il s’inscrit dans la même ambition. D’Abstinence à Voix, ce sont 310 notices, écrites par 90 auteurs qui se succèdent pour le bonheur des lecteurs. Lydie Bodiou et Véronique Mehl ont déjà écrit l’une et l’autre autour du continent corporel, leurs travaux portent sur l’histoire du corps et du sensible dans l’Antiquité grecque. Elles ont su mobiliser des contributeurs de choix pour la rédaction des notices. Chacune ouvre des pistes pour la réflexion dans de nombreux domaines ayant le corps comme dénominateur commun. Elles déclinent le corps tel qu’il était alors perçu, senti, pensé et représenté durant l’Antiquité. Elles donnent des définitions, rappellent les contextes et les usages de ces notions pour la période concernée. Dans bien des cas, ce monde sensible de l’Antiquité gréco-romaine est à la source de maintes de nos représentations. Ou du moins le détour par ces représentations est une indication précieuse pour relativiser certaines de nos notions, parfois pour découvrir qu’à leur origine on trouve la Grèce ou Rome. Sur les thèmes qui sont les miens, par exemple le visage, le rire, les sens, les émotions, les gestes, la douleur, etc., j’ai à chaque fois trouvé des pistes originales d’analyse dans le rappel d’auteurs anciens ou d’une pensée antique que j’ignorais. Le lecteur trouvera aussi une synthèse de la réflexion sur le corps d’Aristote, de Platon, Galien, Hippocrate et bien d’autres ; une évocation des dieux (Asclépios, Athéna, Éros, etc.), de fragments corporels (dent, cadavre, doigt, os, peau, etc.), des pratiques sociales (maquillage, funérailles, pédérastie, médecine, etc.), de situations de souffrance (douleur, excision, cancer du sang, etc.) et tant d’autres dimensions du rapport au corps. Le choix des entrées est remarquable et semble ne rien laisser en friche : blessure, bijou, calvitie, castration, contraception, éternuement, miroir, cicatrice, pied, etc. On ne se lasse pas de parcourir les différentes notices en quête de trouvailles. Ce dictionnaire est une manne pour de nombreux chercheurs dans différents domaines.

David Le Breton, Université de Strasbourg

Publié dans le fascicule 1 tome 122,  2020, p. 259-260