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Pourquoi lire Veyne aujourd’hui ? Pour les directeurs de l’ouvrage, c’est parce que la position de Veyne, définie par lui-même comme en porte-à-faux entre érudition et spéculation, serait une ressource (p. 26) pour mieux réfléchir en un temps d’histoire en miettes. On peut être moins prudent car la véritable utilité de Veyne n’est pas professionnelle, mais intellectuelle. Or, l’intelligence (qui, en histoire, se définit par la combinaison de la maîtrise des méthodes d’érudition, d’une vaste culture générale et d’une grande capacité réflexive) est aristocratique, ce qui pose problème en des temps d’idéologie démocratique : de ce point de vue, Veyne est un démenti nietzschéen à la confusion des valeurs. Ensuite, Veyne est un historien pour qui l’écriture de l’histoire n’était pas seulement un but (savoir, comprendre un pan du passé) ou un moyen (publier, faire carrière) mais également un outil (comprendre ce que l’on fait lorsqu’on écrit de l’histoire et se comprendre soi‑même) ; pour Veyne, l’histoire n’était pas une profession, mais un bios, un mode de vie. Enfin, Veyne s’est toujours mis, volontairement, en danger en allant réfléchir sur de nouveaux thèmes, de nouvelles sources, de nouvelles bibliographies, d’où parfois quelques productions discutées. Mais on peut préférer quelqu’un qui prend des risques en testant dix ou quinze idées, dont certaines se révèlent erronées, à ceux qui n’ont qu’une ou deux idées dans leur vie (pour leur thèse et leur HDR). Tout ceci fait que Veyne est un exemplum à méditer mais non nécessairement un exemple à suivre. Il a donc prudemment refusé de faire école, car l’originalité ne s’enseigne guère.

Que transmettre aujourd’hui de celui qui a rompu entre 1965 et 1970 (entre 35 et 40 ans) avec l’érudition comme finalité afin de tenter de réfléchir autrement sur le passé et l’écriture de l’histoire, via la philosophie et la sociologie ? Car du point de vue épistémologique, pour un historien, Foucault est plus important, ce qu’admet Veyne dans Foucault, sa pensée, sa personne[1], et il en serait de même de Passeron. Quant aux thèses sur l’évergétisme[2] et sur l’essor du christianisme[3], elles ont été très discutées, souvent à juste titre. Certes, dans les deux cas, l’intérêt historiographique (car « tout est intéressant » est un mot d’historien), perdure, mais l’héritage n’est pas évident ; il est néanmoins important, ce que met en valeur cet ouvrage. Outre l’introduction des directeurs de la publication, « Paul Veyne ou les ressources du porte-à-faux » (p. 7-26), l’ouvrage se compose de sept approches thématiques et d’une conclusion. Le choix d’un nombre restreint de chapitres, au regard des fort nombreuses publications de Veyne, amène à quelques omissions mais permet des analyses détaillées des points principaux de sa production. Les contributions sont claires et bien documentées, et l’ensemble forme une très bonne introduction à l’œuvre de Veyne et à son Nachleben historiographique.

Paul Cournarie, dans « Entre Platon et Aristote, Aron et Foucault : Veyne épistémologue », p. 27-66, propose une analyse en deux parties. La première (27‑54) présente clairement les deux sources d’inspiration philosophique de Veyne, la philosophie critique de l’histoire et le positivisme logique, puis les trois phases de la pensée de Veyne : avant Foucault (1971‑1976), la découverte du premier Foucault (1978) et une tentative de synthèse autour du dernier Foucault. Le dernier point est trop rapidement traité, d’autant que la pensée de Foucault fut également mouvante, les cours du Collège de France étant pour les historiens bien plus importants que L’archéologie du savoir, malgré ce qui est dit page 65. La deuxième partie (54-66) qui porte sur Veyne et le nominalisme est moins convaincante. Outre qu’il est étonnant d’attribuer, p. 54, une position nominaliste à Aristote (l’auteur précise que c’est une convention – de philosophes je suppose, mais qu’en auraient pensé les thomistes ?), il est douteux de supposer (p. 63) que les semi-noms propres de Passeron sont équivalents aux « idéals-types » de Weber (en revanche, et les uns et les autres sont utiles aux historiens, mais différemment). En revanche, l’auteur a raison de rappeler que Veyne fut original en posant la question des engagements ontologiques des historiens (p. 66). Toutefois, ni Weber, ni Foucault, ni Passeron ne sont suffisants sur ce point ; une solution partielle pourrait venir de l’ontologie analytique (voir les travaux de Frédéric Nef).

Martin Szewczyk, aborde ensuite le thème « Paul Veyne archéologue ou l’Histoire continuée par d’autres moyens » (p. 67-101). C’est peut-être le chapitre le plus intéressant de l’ouvrage par son ouverture finale. L’auteur rappelle d’abord l’intérêt de Veyne pour l’analyse érudite des images jusque vers 1965, à propos du réalisme funéraire (les stèles de jeunes chevaliers romains en 1958 et 1960) ou du relief historique (l’arc de Bénévent en 1960). Il insiste ensuite sur la démarche ultérieure d’historien de l’art de Veyne, lorsque l’analyse des images est mise au service de problématisations plus amples. Veyne, inspiré par Passeron et Zanker, s’intéresse alors plus à la réception qu’à la création, ce qui l’amène à privilégier les images de genre et à insister plus sur la banalité que sur l’originalité des images (dans le cas des divinités offrant une libation, en 1990) et sur ce que les images expriment (joie, tristesse) que sur leur message : pour Veyne, la fonction de l’image est esthétique et expressive et non iconographique et discursive. Cela l’amène à prendre en compte des aspects sociaux, les spectateurs étant plus nombreux que les créateurs ou les commanditaires, d’où des interprétations nouvelles, sur la scénographie de la Villa des Mystères (en 1998), qui pour lui est plus poétique que cultuelle, et décrirait un mariage de notables et non une initiation dionysiaque (position de Gilles Sauron), mais aussi sur la colonne Trajane (en 1991) que Veyne présente comme un monument et non comme un document, son iconographie étant à l’époque illisible (malgré les réserves de certains, p. 93). Un autre aspect important est l’analyse de la frontalité chez Veyne, qu’il juge expressive et non sémantique, ce qui rompt le lien avec le « dominat » tardif. Les pages 96-100 sont consacrées à la notion de style chez Veyne, et ce point a une très grande importance épistémologique, pour deux raisons, que l’auteur n’aborde guère. La première est que pour Veyne, le style est spécifique à un domaine ; ceci, présent dans Le pain et le cirque[4] dans le cas d’un style de relations sociales, l’évergétisme, se retrouve dans le long chapitre « Pourquoi l’art gréco‑romain a t-il pris fin ? » publié en 2005 dans L’Empire gréco-romain à propos du débat sur la frontalité ; dans les deux cas, cela permet à Veyne de rejeter un Zeitgeist général, ainsi que la notion d’époque. Mais ceci pose problème (ce que Szewczyk n’a pas vu) dans la préface (1978) de Veyne à la Genèse de l’Antiquité tardive de Peter Brown, car chez ce dernier, le style des relations sociales est bien une catégorie anthropologique générale propre à une époque. La deuxième raison est que l’usage de la notion de style (même appliquée à des réalités de natures diverses) par Veyne, Brown, mais aussi Foucault, est une tentative d’expliciter le passé sans recours à l’explication causale traditionnelle (diachronique car antécédente) et marxiste (synchronique car structurelle).

Les cinq chapitres suivants renvoient à divers thèmes abordés par Veyne. Benjamin Gray, dans « Le Pain et le Cirque : le pouvoir symbolique des bienfaits » (p. 103-136), rappelle en quoi l’évergétisme selon Veyne est à distinguer d’autres formes de dons sociaux comme le mécénat ou la charité, qu’il ne faut le comprendre ni comme la manifestation d’un conflit de classes, ni comme une dépolitisation du peuple, mais qu’il faut pour apprécier ce style particulier de relations sociales, prendre en compte le poids du symbolique, de l’émotion et de l’éthique. Les conclusions de Veyne furent fort discutées, du point de vue de la chronologie ou de l’érudition, et à cause de sa définition écartant les aspects politiques, mais elles ne sont pas totalement à rejeter pour comprendre un phénomène complexe où, selon Aristote, l’éthique se mêle au politique. Sandra Boehringer, dans « Paul Veyne historien de la sexualité antique ? » (p. 137-160) répond négativement à la question de son titre mais montre tout l’intérêt de l’approche de Veyne qui replaçait la sexualité dans la vie sociale[5] sans se focaliser uniquement sur elle. Romain Loriol, dans « Le paganisme selon Paul Veyne : dieux, rites, croyances » (p. 161‑191), signale que Veyne n’hésita pas en 1986 et 1989 à aborder les questions d’évolutions de la psychologie religieuse « païenne » : on serait passé à la fin du Ier ou au début du IIe siècle des relations entre deux espèces (les humains et les dieux), caractéristiques du paganisme civique traditionnel, à une obéissance envers des dieux monarchiques et bons. Et si l’émotion religieuse existait avant cette date, ce ne serait qu’à la fin du IIe siècle que la ferveur religieuse deviendrait légitime, ce dont témoignerait Aelius Aristide. Ce « paganisme nouveau » serait différent de la « nouvelle religiosité » conçue à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle, et sa compréhension serait complétée par l’analyse des régimes de croyances antiques développée dans Les Grecs ont‑ils cru à leurs mythes ?[6]. Toutefois, il n’est pas évident de combiner l’existence de ce que Veyne suppose être un invariant religieux et le fait que ce dernier ne soit pas présent chez tout le monde (Veyne le premier). On sait que ces différents points restent très discutés aujourd’hui, par exemple entre John Scheid et Jörg Rüpke. Clément Bady, dans « Un Empire “fait de culture grecque et de pouvoir romain” : Paul Veyne et l’empire gréco-romain » (p. 193-212) analyse un aspect essentiel de la pensée de Paul Veyne, l’insistance sur l’hellénisation (ou les hellénisations) des Romains qui adoptèrent la culture des Grecs. Selon Veyne, l’impérialisme romain fut défensif, mais aussi de routine car lié à l’héritage des guerres continuelles en Italie et de la concurrence sénatoriale ; Rome chercha la sécurité par la solitude et non par l’équilibre : un système unipolaire mit ainsi fin à une anarchie multipolaire (NB : ce que les chrétiens devaient reprendre en liant à partir d’Origène les destins de Rome et du monothéisme). Avec Auguste, le passage de l’hégémonie à l’empire supposa une restructuration des provinces et la collaboration des élites locales, ce qui fut possible par l’hellénisation commune du monde antique, qui fut bien gréco‑romain. Pascal Montlahuc, dans « Qu’est-ce qu’un empereur romain selon Paul Veyne ? » (p. 213-236) revient sur l’une des plus belles intuitions de Paul Veyne, qui distingue les divers rôles de l’empereur, à la fois mandataire au service de la Res publica aux yeux du peuple et des sénateurs de Rome, mais aussi roi bienveillant dans les provinces d’Orient ; de même, on pourrait selon Veyne distinguer au Haut‑Empire un empereur‑berger guidant un peuple‑troupeau et, au IVe siècle, un empereur-père choyant un peuple-enfant. L’empereur romain de Veyne, supérieur sans être charismatique, présenté comme un dieu sans en être un, et qui n’a pas besoin de propagande, mais se manifeste avec faste, apparaît ainsi comme bien différent d’un roi médiéval ou d’un dictateur moderne et peut être compris dans sa singularité historique.

Dans ce qui est plus un épilogue qu’une conclusion, « Clio aux portes de Thélème » (p. 237-256), Patrick Le Roux présente un Veyne iconoclaste, libéré des contraintes, libre de son écriture – qui reste à analyser –, animé par une jubilation à la fois enthousiaste et inquiète et par une volonté d’incarner une avant-garde, qui ne fut pas toujours convaincante car parfois un peu trop loin de la chronologie et de la totalité des sources. Il comble également une omission, en rappelant que Quand notre monde est devenu chrétien[7] est un bel exemple de « comment Veyne écrivait l’histoire », même si cet ouvrage – malgré son succès public – ne fut pas son meilleur du point de vue de la méthode.

Je terminerai par un avis personnel, fondé sur le fait que j’ai correspondu avec Veyne durant une dizaine d’années après notre rencontre lors du colloque (de 2001) en hommage à Claude Lepelley (pour un total d’environ 200 pages, à quoi il faut rajouter les versions préliminaires de certains articles de L’empire gréco-romain et un premier jet sur Constantin) et que j’ai eu avec lui de longues discussions en Avignon ou à Bédouin. Veyne était plus enthousiaste que pertinent dans son utilisation de la philosophie, ce pourquoi il n’a pas réussi à dégager une épistémologie conséquente, et sur ces aspects, il vaut mieux lire De la connaissance historique[8], Passeron, Ricoeur et le dernier Foucault. Toutefois, le fait que ses invariants étaient en réalité des semi-noms propres renforce plus qu’il ne l’a cru lui-même certaines de ses analyses. Par ailleurs, il savait que son rejet de l’érudition systématique après 1965 l’avait empêché d’écrire des sommes de référence comme celles de Lepelley ou de Brown. En effet, c’est l’usage de catégories générales, et non une approche analytique puis synthétique, qui fit l’unité de Le pain et le cirque, d’où les critiques. En revanche, on reste profondément admiratif devant ses nombreuses études réunies dans La société romaine et L’empire gréco-romain. C’est là, de la « Vie de Trimalcion »[9] à « Pourquoi l’art gréco-romain a-t-il pris fin ? »[10], que l’on trouve le meilleur Veyne, le plus intéressant et le plus pertinent, et il faut tenter de comprendre pourquoi. D’abord, Veyne écrivit là autrement que lorsqu’il rédigea Le pain et le cirque[11], Comment on écrit l’histoire [12], Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?[13] ou Quand notre monde est devenu chrétien[14], tous fondés en partie sur des conceptualisations sociologiques ou philosophiques. Ensuite, l’attention à ce que révèlent les sources, généralement mises en série afin de dépasser la subjectivité de leur production et de limiter celle de l’historien, alliée à la capacité à varier les sujets, ce qui – malgré les risques – accroît nécessairement la culture générale et favorise les rapprochements contextuels, atteint ici des sommets. À cela, il faut ajouter le refus des idées qui expliqueraient a priori – ce que la fréquentation de Foucault renforça – et l’utilisation d’un comparatisme pédagogique spatial et temporel, parfois trop audacieux, afin de faire comprendre l’étrangeté du monde antique. Le résultat – bien exprimé dans l’ouvrage recensé – est que Veyne parvient à nous faire voir le monde avec les yeux de jadis, démarche que signalent ses titres sous forme de questions car l’essentiel est de savoir comment la prise en compte du passé oblige à décaler notre regard. Ce faisant, Veyne assume l’héritage central de la philosophie critique de l’histoire, car son explicitation révèle la perspective et la cohérence d’un monde autre, ce qui revient à le comprendre (verstehen). Veyne rejoint ici l’intuition historienne essentielle, celle de Ranke, car il s’agit bien de présenter ce qui s’est passé. Mais pour Veyne, il faut le faire à partir du regard d’autrefois, d’où son écriture d’une histoire des mentalités antiques, plus riche que la plupart des histoires des représentations ultérieures, car s’appuyant sur une vaste connaissance des réalités sociales et sur une grande attention à la réception différenciée des textes, des images et des monuments. Veyne excellait dans ces études particulières par items, qui, à partir de détails concrets et de la connaissance fine du contexte, permettaient de soulever des questions centrales sur la société romaine. En cela, il était proche du modèle qu’avait été pour lui l’œuvre de Louis Robert. De même, chez ces deux historiens, les recherches particulières s’articulent entre elles : ainsi, chez Veyne, le questionnement sur l’empereur romain se retrouve aussi bien à propos de la définition de son pouvoir que de l’analyse de la colonne Trajane ou de la réflexion sur la part divine de l’empereur. Ainsi, sans proposer une synthèse mais en empruntant diverses pistes concrètes qui se croisent parfois, il a pu comprendre une grande partie du monde romain impérial. Paul Veyne écrivit l’histoire avec le talent de l’originalité et le plaisir de l’intelligence. C’est pour cela qu’on peut toujours le lire aujourd’hui, afin d’apprendre ce qui peut être transmis mais qui ne s’enseigne pas.

 

Hervé Inglebert, Université Paris-Nanterre, UMR 7041 ArScAn-THEMAM

Publié dans le fascicule 1 tome 126, 2024, p. 372-377.

 

[1]. Paris 2008.

[2]. Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris 1976.

[3]. Quand notre monde est devenu chrétien, Paris 2007.

[4]. Op. cit. n. 2.

[5]. La famille et l’amour sous le Haut-Empire romain, Paris 1978 et « L’homosexualité à Rome », Communications 35, Sexualités occidentales. Contribution à l’histoire et à la sociologie de la sexualité, 1982.

[6]. Paris 1983.

[7]. Op. cit. n. 3.

[8]. H. I. Marrou, Paris 1954.

[9]. 1961.

[10]. 2005.

[11]. Op. cit. n. 3.

[12]. Paris 1971 et 1978.

[13]. Essai sur l’imagination constituante, Paris 1983.

[14]. Op. cit. n. 3.