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T. Galluzzi (ca. 1573-1649) est un jésuite italien (dorénavant = G). Il fut professeur de rhétorique de 1606 à 1617, puis d’éthique. À deux reprises, il fut recteur du Collège grec S. Atanasio de Rome. Il exerça également la charge de gouverneur du séminaire romain. Il jouit d’une réputation d’excellent orateur dans toute l’Europe. En 1611, il publia les Carminum libri tres, des poèmes de lui, qui contiennent entre autres vingt-trois élégies ; cet ouvrage fut apprécié de ses contemporains au point d’être plusieurs fois réédité. Bon connaisseur d’Aristote, il fit paraître en 1632 In Aristotelis libros quinque priores Moralium ad Nicomachum nova interpretatio, commentarii et quaestiones. Bref, c’était quelqu’un qui faisait autorité dans le domaine des lettres.

En 1621 sortit son traité Virgilianae vindicationes et commentarii tres de tragoedia, comoedia, elegia. C’est le troisième de ces commentaires qui constitue le livre dont nous rendons compte. Il n’avait jusqu’à présent jamais été traduit en français. Émilie-Jade Poliquin s’est chargée de l’édition du texte latin et de sa traduction. Avec l’aide de Nicholas Dion et Gaëlle Rioual, elle a accompagné tout cela d’une introduction, de notes, d’une bibliographie, d’un index nominum et d’un index des passages cités. Le titre De elegia commentarius laisse penser que dans ce Commentaire il est question de l’élégie en général et c’est bien l’objet de G., mais dans les faits, il parle surtout de l’élégie antique et tout particulièrement de l’élégie latine qu’il cite abondamment et quelquefois longuement au point que ces citations, ajoutées à celles tirées de poésies lyriques, occupent quasiment un quart des pages.

L’introduction des trois universitaires (= les A.) est un modèle du genre et remplit avec beaucoup de clarté toutes les fonctions qu’on attend de ce type de développement, d’une manière très complète mais sans longueur, ce qui est extrêmement utile car G. n’explicite pas toujours les idées qu’il lance. Après avoir situé l’œuvre dans le contexte de l’époque et avoir insisté sur son originalité, l’introduction présente l’écrivain, puis s’intéresse à la structure du traité Virgilianae vindicationes et commentarii tres… dans son ensemble pour se focaliser sur le commentaire concernant l’élégie dans lequel les A. reconnaissent trois subdivisions : au début une section « définitoire et historique » cherchant à « circonscrire le sens du terme “élégie”» et les sujets qu’il recouvre, ensuite G. tente de trouver la place de l’élégie parmi les genres en utilisant en particulier les théories aristotéliciennes, enfin il s’intéresse aux diverses parties de ce poème ainsi qu’à ses caractéristiques stylistiques et métriques. Les A. auraient pu souligner le caractère exemplaire de l’exercice académique que constitue ce traité sur l’élégie : le professeur de rhétorique y applique à la lettre toutes les règles concernant la composition, les annonces du plan, les synthèses en fin de chapitre, les liaisons entre chapitres, etc., ce dont ils ne soufflent mot. Les A. relèvent l’importance accordée par le penseur à la « catégorisation du genre élégiaque selon la taxinomie poétique aristotélicienne » (p. XV) et sa volonté de « faire de l’élégie une forme d’imitation au sens aristotélicien du terme » (p. XVI). C’est en effet en s’appuyant sur la Poétique du Stagirite et la mimésis qu’il donne la définition de la poésie, dont selon lui fait partie l’élégie parce que « le poète élégiaque […] expose les sentiments intimes de l’âme, la douleur et la joie, comme si c’était les siennes, puisqu’il imite les émotions des autres et n’exprime pas les siennes » (p. XXVII). À juste titre, les A. soulignent l’originalité de cette position « qui ne fut pas partagée par la plupart des théoriciens des XVIIe et XVIIIe siècles » (ibid.) et qui « malgré les thèses de Paul Veyne[1], qui a éloquemment montré les difficultés que posent la subjectivité et la sincérité des élégiaques latins, […] demeure encore aujourd’hui sujet à débat » (ibid.). Les A. mettent également en lumière l’utilisation par G. de l’Épître aux Pisons d’Horace et ils rendent manifeste la thèse sur laquelle repose le commentaire du penseur italien, à savoir que l’élégie, même si elle est caractérisée dans l’Antiquité par la particularité métrique qu’est l’emploi du distique, dit élégiaque de ce fait, se définit également par sa matière et par son expression. Ils explicitent l’histoire de l’élégie telle que la raconte le jésuite, genèse et évolution qui le conduisent à postuler la coexistence d’une « vraie élégie » et d’une élégie au sens large. L’introduction se termine par un développement intitulé « Postérité et influence du Commentaire sur l’élégie en France (XVIIe-XVIIIe siècles) ».

Dans toutes ces pages, la finesse et l’acuité des A. pour dégager et rendre clairs les points importants du Commentaire sont admirables, tout autant que leur érudition sur les écrivains et les œuvres dont ils sont amenés à parler. Ils savent parfaitement mettre en évidence les ressemblances et les différences entre les divers écrits et en dévoiler les enjeux.

Le lecteur, mis en appétit par l’excellence de ce qui lui est offert, sera tenté d’en demander davantage, et après la dernière partie sur la postérité et l’influence de cet ouvrage en France, questionnera peut-être : « Et ailleurs ? »

On aurait pu attendre également dans l’introduction un développement sur « Galluzzi latiniste ». Son Commentaire paraît très influencé par Cicéron, en particulier par le Cicéron des traités de rhétorique. C’est vrai pour le fond en ce qui se rapporte à certaines notions, effictio, similitudo par exemple, dont il faut examiner si l’Italien ne modifie pas quelque peu le concept. Quelques notes y font allusion, mais très rapidement. C’est vrai aussi pour la forme. C’est cette pureté linguistique de G. qui dénonce que les A. ont commis une erreur p. XII en écrivant le titre Commentarii tres de tragoedia, comoedia et[2] elegia, car cet érudit n’aurait jamais fait la faute d’utiliser et uniquement devant le dernier mot d’une énumération ; l’intitulé exact se lit p. XLVI : Commentarii tres de tragoedia, comoedia, elegia. Une étude des clausules eût été bienvenue ; à la simple lecture on est frappé par le nombre de chapitres se terminant sur les lourds accords de deux spondées ; la célébrissime clausule cicéronienne péon premier+spondée apparaît aussi, comme posse videatur derniers mots du chapitre VII. Les A. n’ont pas jugé bon de parler du style de G. Pourtant, il y aurait à dire : on relève nombre de figures dont par exemple des anaphores, mais elles n’apparaissent même pas dans la traduction, comme si les A. ne les avaient pas aperçues (voir par exemple V 33 : recte itaque Philostratus […] ; recte Plutarchus […] où les A. non seulement ne rendent pas l’anaphore, mais ne traduisent même pas les deux recte de la même façon). Le latiniste G. se révèle également dans les citations. Cela méritait mieux que la quinzaine de lignes des pages XLVII-XLVIII. Les A. ont bien relevé que parfois le texte des vers latins rapportés par le jésuite ne correspondait pas à celui que nous lisons aujourd’hui. Quelquefois il reproduit une leçon abandonnée de nos jours qui figure dans les apparats critiques des éditions modernes. Cependant, les A. avouent qu’il est arrivé que malgré leurs recherches ils n’aient trouvé nulle part la leçon fournie par G. et ils suggèrent que celui-ci a pu « travailler à l’aide soit de plusieurs éditions, soit de manuscrits tardifs, soit de mémoire, ou soit de toutes ces manières à la fois » (p. XLVII). On ne peut qu’approuver cette conclusion, mais ils auraient pu ajouter que même lorsque sa mémoire lui jouait des tours, la métrique était respectée et que le savant ne commettait pas de vers faux. Une étude intéressante aurait été la recherche de ce qui avait pu motiver ces modifications. Dans certains cas G. a pu être influencé par un mot apparaissant dans les alentours, ainsi en III 27 Arar remplace Atax qu’on lit dans Tibulle, I 7, 4, mais c’est peut-être dû au contexte, Arar se trouvant au v. 11 de cette même élégie ; dans d’autres cas, G. a pu être influencé par le souvenir d’expressions connues par ailleurs, ainsi en IV 25, il se peut qu’il ait remplacé candida par roscida à côté de mala dans Tibulle, sous l’influence de roscida mala de Virgile, Bucoliques 8, 37. Il saute aux yeux que souvent lorsque l’auteur du Commentaire cite un passage en remplaçant sans le vouloir un mot latin par un autre, il paraît influencé inconsciemment par sa définition de l’élégie « vraie », qui est d’après lui mollis et suavis[3], autant par ce qui est dit que par la façon dont c’est dit. Je donnerai seulement trois exemples pour montrer que cela mérite une étude approfondie. En XII 6, citant l’élégie 5 du livre II de Tibulle, dans les vers où le poète évoque les taureaux qui paissaient jadis sur les sept collines de Rome, là où le Latin écrivait carpite nunc tauri septem de montibus herbas (v. 55), le théoricien remplace montibus par collibus, terme dont les connotations sont moins rudes que celles de montes ; colles, en effet, suggère des hauteurs moins élevées, des lignes plus douces, une région vallonnée où la vie est plus facile. En XIII 6, au vers 72 de la onzième élégie du livre III de Properce, après la victoire d’Actium, le poète enjoint à tout marin Caesaris in toto sis memor Ionio, ce que G. transforme en in tuto […] Ionio, trouvant sans doute inconsciemment que la sérénité et la sécurité suggérées par tutus sont en accord avec le ton élégiaque. On se rappellera en outre qu’en XIX 12, il définit le son u comme le plus mollis et le plus suavis de tous. En IV 25, dans l’élégie 4 du livre III (que le jésuite attribue à Tibulle, ce qui est contesté de nos jours), est décrit le dieu Phébus sous les traits d’un jeune homme au teint de lis et de rose grâce à plusieurs comparaisons, dont une avec des pommes (v. 34) : cum […] / […] autumno candida mala rubent ; G. remplace candida par roscida, « couvertes de rosée », détail qu’il sent comme plus champêtre sans doute. Il faut ajouter que les A. n’ont pas regardé toutes les citations avec la même attention ; par exemple en V 47 le jésuite commence le premier vers de l’ode I 32 d’Horace, par poscimus qu’attestent certains manuscrits horatiens, mais les A. ont recopié la traduction « on nous réclame » de F. Villeneuve dans son édition de la CUF aux Belles Lettres, traduction de poscimur donné par d’autres manuscrits et choisi par Villeneuve. Même comportement en IX 11 où pour le vers 2 du sixième poème des Amours d’Ovide, les A. impriment le texte qui se trouve dans le traité de G. de 1621 noto cardine (grâce au gond que tu connais bien)[4] – le poète s’adressant au portier –, et reproduisent plus ou moins la traduction de H. Bornecque aux Belles Lettres qui a choisi moto cardine (en faisant bouger le gond) donné par un manuscrit[5]. En XIX 12, alors que G. parle des voyelles, il écrit I minus sonat, et mollit vocem. Vt vidi, ut perii ; certes on peut accepter la traduction des A. : « I […] adoucit le mot, comme vidi, comme perii ». Cependant, il faut garder à l’esprit que Vt vidi, ut perii « je te vis, je péris » est une phrase de Virgile qui se lit au v. 41 de la huitième Bucolique. Certes dans l’édition de 1621 du traité de G., ces quatre mots ne sont pas présentés comme une citation ; ils sont dans le cours du texte comme ici. Cependant ils sont séparés par un point de mollit vocem. Les A. auraient dû au moins rédiger une note pour signaler ces faits.

Arrivent de rapides « indications sur les principes d’édition et sur les abréviations utilisées ». Les A. y indiquent quelques modifications apportées par eux à la graphie de la première édition pour rendre le texte plus proche de nos habitudes. Ils auraient dû dans ce cadre prévenir que l’enclitique interrogatif -ne n’était pas soudé au mot le précédant. Tenir compte de cet usage leur aurait évité une faute en V 22 où il est question d’un sot personnage qui, déjà avancé en âge, se demandait s’il était venu au monde du ventre de son père ou de l’utérus de sa mère. Voici la phrase que j’écris à la manière moderne : Itaque matrem interrogavit, ipsane, an pater peperisset, ce qui veut dire : « C’est pourquoi il demanda à sa mère si c’était elle-même ou son père qui l’avait enfanté ». La traduction qu’on lit p. 60 : « C’est pourquoi il demanda à sa mère – oui à sa mère – si son père l’avait enfanté » ne s’explique pas : elle ne tient compte ni du fait que -ne…an… sont des termes introduisant une interrogation double, ni du cas de ipsa.

Viennent ensuite le texte latin muni de son apparat critique et sa traduction en vis-à-vis. Les A. déclarent p. XLVIII : « Dans notre traduction, nous avons tenté d’atteindre un point d’équilibre entre le littéraire et le littéral, en restant le plus près possible du texte latin ». Ils ont plus ou moins réussi et assez souvent ils s’éloignent plus ou moins du sens strict du texte latin. Leur version n’est pas irréprochable et un lecteur sourcilleux y remarque mainte inexactitude : des pluriels pour des singuliers et vice versa, des temps verbaux dans le texte latin non respectés dans la version française, des oublis de mots figurant dans le texte latin, etc. Des nuances voulues par le théoricien italien ne sont pas rendues. C’est le cas, le plus souvent, pour les subjonctifs d’atténuation : ainsi en IV 5 là où G. écrit : imitatione […] nihil aliud esse putarim Aristoteli nisi expressionem […], les A. traduisent : « L’imitation […] n’est, je pense, rien d’autre pour Aristote que l’expression […] » transformant l’hypothèse suggérée (« je serais enclin à penser ») en affirmation catégorique. En XIX 13, par exemple, on relève un véritable contresens : S sibilum habet clarum, si sequatur vocalis, ne veut pas dire « Le S a un sifflement clair s’il suit une voyelle » (comme on lit p. 214), car vocalis est un nominatif singulier et ne peut être que sujet de sequatur ; cela signifie « si une voyelle le suit ». Autre phrase : en V 34, Copiosius haec Cicero docuit in quinta Tusculana ne peut pas signifier « c’est ce qu’a enseigné le prolixe Cicéron etc. » ; copiosius en effet est le comparatif de l’adverbe copiose ; cela veut donc dire : « c’est ce qu’a enseigné plus éloquemment (s. e. que Philostrate et Plutarque évoqués dans la phrase précédente) Cicéron dans la cinquième Tusculane ». Je ne cite que ces deux passages, mais plusieurs autres endroits sont également discutables.

On arrive aux notes. Un de leurs points forts est, dans certaines d’entre elles, l’apport des textes anciens auxquels G. se réfère pour mettre en lumière les modifications qu’il y pratique. Malheureusement il est des passages du texte où des annotations auraient été les bienvenues et où il n’y en a pas : pour donner un exemple, je pense à V 4 avec la liste Polygnote, Pauson, Dionysius sur lesquels rien n’est dit.

La bibliographie, qui contient uniquement les auteurs anciens et ceux des XVIe et XVIIe siècles (les auteurs modernes ne sont évoqués qu’au fil des notes de bas de page pour l’introduction et de fin de volume pour le texte) souffre par moments d’avoir été établie peut-être rapidement ; ainsi l’ouvrage intitulé Hieroglyphica siue De sacris Aegyptiorum aliarumque gentium literis commentarii, Bâle, 1556, y apparaît deux fois sous la même rubrique en première position et en avant-dernière position : la première fois avec ce qui d’après la ponctuation apparaît comme deux personnes différentes pour auteurs Pierio Valeriano, Giovan Pietro p. 259 et la seconde fois p. 260 avec ce qui semble être d’après la ponctuation un auteur unique doté de plusieurs prénoms : Valeriano, Giovan Pietro Pierio. En fait l’ouvrage n’a qu’un auteur J. P. Valerian, dit Pierius. À la p. 258, on lit « Pline le Jeune, Lettres, éd. et trad. H. Zehnacker, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 2009, 3 vol. », ce qui n’est vrai que du premier volume (livres I-III), les deux autres ayant paru respectivement en 2011 (livres IV-VI) et 2012 (livres VII‑IX) et ayant été traduits par Nicole Méthy. Un quatrième volume (livre X) a même été publié en 2017.

C’est la même rapidité, sans doute, qui doit être cause des nombreuses fautes matérielles qui déparent ce livre.

Si on fait le bilan cependant, les qualités de ce volume compensent ces étourderies. Il sera précieux pour le lecteur à condition que celui-ci reste vigilant même s’il n’aura peut‑être pas la possibilité d’utiliser l’édition des Virgilianae vindicationes et commentarii tres de tragoedia, comoedia, elegia de 1621 ainsi que je l’ai fait.

 

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 126, 2024, p. 361-366.

 

[1]. P. Veyne, L’élégie érotique romaine : l’amour, la poésie et l’Occident, Paris 1983.

[2]. C’est moi qui souligne.

[3]. Voir XVIII 24 : « Chez les élégiaques, le reste des émotions de l’âme ne sont pas exprimées avec autant de grandeur que nous les voyons exprimées chez Virgile et les autres poètes » comme traduisent les A., « sed suavius molliusque, ut ipsa postulat Elegiae ratio » (c’est moi qui souligne).

[4]. Inconsciemment G. trouve-t-il que noto correspond au ton intimiste qu’il attribue à l’élégie « vraie » ?

[5]. Moto est signalé par les A. dans l’apparat critique.