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Paru en 2004 sous le titre Ancient Germanic Warriors, ce livre de M. P. Speidel a récemment fait l’objet d’une traduction française inédite. La bibliographie, conséquente, contient de très nombreux travaux en langue allemande. L’édition actuelle bénéficie d’une mise à jour de la bibliographie, réalisée par Y. Le Bohec, lui-même auteur de la préface. Cette mise à jour ne visant pas l’exhaustivité, d’autres travaux sont à mentionner. Nous en donnons les références plus loin.

S’appuyant sur des sources nombreuses (littéraires, archéologiques, épigraphiques, numismatiques…), M. P. Speidel étudie successivement plusieurs types guerriers, l’expression désignant des « produits de croyances, d’états d’esprit ou d’armes, [qui] trouvent également une expression à travers les équipements, les armements et les techniques de combat » (p. 12). Le plan de l’ouvrage, simple, est organisé comme suit : les guerriers-animaux (p. 24-79), les guerriers effrayants (p. 80-112), les guerriers herculéens (p. 113-132), les guerriers à boucliers (p. 133-166), les guerriers de rang inférieur (p. 167-173), les cavaliers (p. 174‑195), les fantassins spécialisés dans la lutte contre les cavaliers (p. 196‑221) et enfin les guerriers remarquables (p. 222‑231). Connaître ces types guerriers, c’est inscrire l’histoire des anciens guerriers germaniques dans un contexte plus large, au sein duquel la « culture germanique se révèle dans une continuité bien plus solide qu’on ne le pensait » (p. 257), et surtout réévaluer leur place dans l’histoire militaire et culturelle de l’Europe depuis l’Âge du Bronze jusqu’au début du Moyen Âge, « deux millénaires qu’on a rarement coutume d’associer » (p. 13). En effet selon l’auteur, les guerriers germaniques des premiers siècles de notre ère sont la survivance des guerriers indo‑européens qui ont existé dans toutes les cultures des « nations du groupe linguistique indo‑européen » (p. 14), qu’il s’agisse de l’Inde védique, de la Grèce homérique – il suffit de songer à Dolon, le guerrier-loup de l’Iliade – ou même de l’Italie proto-romaine. Ainsi durant cette longue période, les types guerriers se caractérisent par une stabilité remarquable. Il faut attendre le christianisme et ses profonds bouleversements politiques, sociaux et religieux pour voir disparaître la culture germanique ancestrale qui avait enfanté berserkers, guerriers-loups et autres guerriers-ours (p. 107).

En proposant une étude renouvelée des reliefs de la colonne de Trajan mais aussi des stèles funéraires de soldats, en rassemblant des témoignages écrits dispersés, en s’appuyant sur les ressources de l’archéologie, de la linguistique, de l’onomastique et surtout de l’anthropologie, et enfin en croisant les sources de différentes époques, M. P. Speidel dresse un portrait à la fois complet et complexe des anciens guerriers germaniques. Sa démarche historique, qui repose sur une culture encyclopédique mais aussi sur une certaine audace dans l’analyse des sources, permet de replacer les témoignages romains et germaniques dans une perspective plus large afin de les rendre plus intelligibles. Prenons l’exemple du relief 36 de la colonne de Trajan, qui constitue le point de départ de l’étude. Il représente des soldats de l’avant‑garde de l’armée romaine, composée de cavaliers et de fantassins. Parmi ces derniers, certains portent des peaux de loups et d’autres des peaux d’ours en guise de capuches.

Pour l’auteur le fait que ce relief représente des guerriers-loups et des guerriers-ours combattant « côte à côte, comme en Norvège en 872, lors de la bataille de Hafrsfjord […] laisse entendre qu’il s’agissait d’une coutume ancienne » (p. 58-60). À chaque chapitre consacré à un type guerrier, M. P. Speidel prend soin en effet de rappeler que des figures que l’on croyait associées uniquement aux cultures germaniques ont des origines plus anciennes. C’est ainsi que la figure du guerrier-loup, bien plus complexe qu’on ne le pense, se distingue par sa longévité dans l’histoire européenne. Il en va de même pour les berserkers, ces guerriers qui, en proie à la folie, dédaignaient le port de l’armure et combattaient quasiment nus ou avec très peu de protections (p. 81). Si cette façon de combattre, appelée « mode de combat berserk », s’efface des armées grecques à l’époque classique puis romaines à la fin de la République, la présence de guerriers dénudés et armés de massue sur la colonne de Trajan (p. 85-92) montre bien que Rome avait toujours besoin d’auxiliaires germaniques habitués à combattre avec une vigueur et une énergie colossales, difficilement contrôlables. D’ailleurs, selon M. P. Speidel l’état d’esprit berserk fait un retour remarqué au sein des armées de Rome à partir du IIIe siècle, c’est-à-dire au moment où les empereurs recrutent de plus en plus d’auxiliaires germaniques, d’abord au sein des unités de gardes du corps sous le règne de Caracalla, ensuite dans le reste de l’armée à partir du milieu du IIIe siècle. L’état d’esprit berserk se caractérisant par un relatif manque de discipline, l’auteur s’appuie sur différents témoignages pour montrer qu’au IVe siècle de plus en plus de soldats romains rejettent l’armure – songeons aux circonstances de la mort de Julien en 363 – ou chargent sans en avoir reçu l’ordre, avec des conséquences dramatiques comme à la bataille d’Andrinople en 378 (p. 92-94). Pour aller plus loin mais aussi pour nuancer ce point de vue, nous renvoyons à l’article de M. Charles[1].

La lecture nouvelle que donne M. P. Speidel des corpus romain et germanique permet ainsi de mieux connaître les Germains à la guerre à travers la diversité de leur armement et de leurs tactiques. Concernant l’Antiquité tardive, le niveau de connaissance est actuellement satisfaisant. Comme mise au point récente, on peut aussi citer l’article de M. Kazanski, « Barbarian Military Equipment and its Evolution in the Late Roman and Great Migration Periods (3rd-5th c. A.D.) »[2]. Toutefois, l’étude des armées germaniques doit s’inscrire dans une période plus large. Ainsi, dans une contribution assez récente, le même M. Kazanski étudie la période allant du Ier au IVe siècle[3]. Cette nécessité s’explique par les difficultés à identifier des ruptures dans la structure des armées germaniques. M. P. Speidel affirme ainsi (p. 173) que « la structure sociale des armées germaniques semble avoir très peu changé entre le Ier siècle et le temps des sagas [islandaises] »[4].

Quant à l’étude des témoignages écrits et iconographiques, elle montre que les armes germaniques étaient répandues, que ce soit parmi les Germains libres ou les Germains auxiliaires de Rome : il y a notamment des massues (p. 114-127), des lances imposantes (p. 129-132) ou encore des projectiles comme les javelots (p. 168‑170) et les pierres (p. 172- 173). Sur l’archerie, qui n’est pas mentionnée, nous renvoyons aux travaux de X. Pauli Jensen[5].

Les Germains savaient aussi combattre à cheval. Ils ont fourni aux armées romaines des troupes aussi bien pour la cavalerie de choc (p. 175-182) que pour celle équipée de javelots (p. 184-189), et ils ont été nombreux à servir parmi les equites singulares Augusti, dont M. P. Speidel est un spécialiste renommé. Ces cavaliers d’élite utilisaient très probablement un équipement d’origine germanique, notamment les javelots à barbelures, dont de nombreux exemplaires ont été retrouvés dans des camps romains en Bretagne ou le long du Rhin[6]. L’évolution de la forme des armes n’est toutefois pas le seul indice de l’influence des auxiliaires germaniques sur les armées romaines, et M. P. Speidel remarque par exemple que les capuches d’ours, que l’on aperçoit sur la colonne de Trajan « font leur apparition parmi les unités d’auxilia régulières romaines non germaniques » autour du milieu du Ier siècle (p. 60). Cette influence se poursuit à des époques plus tardives[7]. Dans un article récent, R. A. Gawronski fait même l’hypothèse que l’utilisation d’armes sans pointe pour l’entraînement trouverait elle aussi son origine en Germanie[8].

Loin de l’image de guerriers indisciplinés, les Germains pouvaient adopter des formations tactiques redoutables, comme le schildburg, ou « château de boucliers », dont il existe des représentations sur la colonne de Trajan et des descriptions détaillées dans des récits tardifs (p. 134-142). Ces formations n’ont pas été sans conséquence sur l’organisation tactique des armées romaines dès le IIIe siècle[9]. Les Germains étaient capables de manœuvres efficaces à cheval (p. 191‑194), et certains fantassins avaient même pour spécialité de plonger sous les chevaux ennemis pour les éventrer et jeter à terre les cavaliers (p. 196-221). En s’appuyant sur les stèles funéraires de soldats romains, dont il propose une analyse à la fois fine et nouvelle, M. P. Speidel fait la lumière sur des combattants redoutables et redoutés sur le champ de bataille. Enfin, les Germains excellaient aussi dans la guerre psychologique, par exemple en se peignant le corps pour ressembler à des fantômes (p. 110-112), en entonnant des chants guerriers (p. 144-148) ou encore en dansant pour connaître l’exaltation avant ou pendant la bataille (p. 150-165).

Dans cet ouvrage d’une érudition remarquable, M. P. Speidel montre que les Germains occupaient dans la guerre romaine une place importante, voire décisive, et que les Romains ont très tôt pris conscience de leurs qualités exceptionnelles[10]. L’art de la guerre dans l’Antiquité ne se résume aucunement à l’idéal longtemps jugé indépassable d’une guerre fondée sur l’ordre et la discipline, que les Grecs puis les Romains auraient opposée à d’autres modes de combat considérés comme barbares. Reprenant un passage des Annales de Tacite (III, 40 : « l’armée romaine ne tient que par l’étranger »), et s’appuyant à nouveau sur le relief 36 de la colonne de Trajan – dont l’analyse à la fois ouvre et clôt ce brillant ouvrage –, M. P. Speidel nous fait connaître des « figures féroces et effrayantes qui dominaient le champ de bataille et assuraient l’essentiel des combats », de l’Âge du Bronze au début du Moyen Âge. Pour revenir aux Romains, c’est comme si ces derniers, en recrutant de plus en plus de soldats dans les contrées septentrionales de l’Europe, cherchaient à retrouver un idéal de virilité guerrière qui existait encore sous la République et qui se serait étiolé sous l’Empire (p. 248). Quant aux nombreuses représentations de guerriers germaniques dans l’art romain, elles indiquent que les artistes avaient tout à fait conscience de l’importance et de la puissance de ces auxiliaires, et que la figuration de ces derniers aux côtés d’autres soldats avait pour but de célébrer « la souveraineté universelle de l’empereur, capable de lever du monde entier des armées contre ceux qui se dressent contre lui » (p. 90). Dans l’Antiquité tardive, ces auxiliaires germaniques ont fini par devenir le centre de gravité des armées romaines.

 

Benoît Lefebvre, Université Paul-Valéry Montpellier 3, EA 4424 CRISES – LabEx Archimède

Publié dans le fascicule 1 tome 126, 2024, p. 314-317.

 

[1]. « Vegetius on armour : the pedites nudi of the Epitoma rei militaris », AncSoc 33, 2003, p. 127-167.

[2]. Dans A. Sarantis, N. Christie éds., War and Warfare in Late Antiquity : Current Perspectives, Leyde-Boston 2013, p. 493‑521.

[3]. « Les armes des Barbares, Ier-IVe siècles » dans J.-J. Aillagon, U. Roberto, Y. Rivière éds.,  Rome et les barbares, la naissance d’un nouveau monde, Venise 2008, p. 140-141.

[4]. Contra, J.-M. Carrié, S. Janniard, « L’armée romaine tardive dans quelques travaux récents. Première partie : l’institution militaire et les modes de combat », Antiquité Tardive 8, 2000, p. 326‑327. Pour ces auteurs, les armées germaniques au IIIe siècle connaissent des transformations profondes en lien avec l’émergence de ligues de peuples comme les Alamans.

[5]. Par exemple, « The Use of Archers in the Northern Germanic Armies. Evidence from the Danish War Booty Sacrifices » dans T. Grane éd., Beyond the Roman Frontier. Roman Influences on the Northern Barbaricum, Rome 2007, p. 143-152 ; « North Germanic Archery. The practical approach – results and perspectives » dans A. W. Busch, H.‑J. Schalles éds., Waffen in Aktion, Mayence 2009, p. 369-376.

[6]. Voir par exemple l’article de D. Marchant, « Roman weapons in Great Britain, a case study : spearheads, problems in dating and typology », JRMES 1, 1990, p. 1-6.

[7]. J. Coulston, « Late Roman Military Equipment Culture », op.cit. n. 1, p. 463-492.

[8]. « The Javelins used by the Roman Cavalry of the Early Principate in Archaeological Contexts and Written Sources » dans P. Rance, N. Sekunda éds., Greek Taktika: Ancient Military Writing and its Heritage, Gdansk 2017, p. 180-194.

[9]. S. Janniard, « Les formations tactiques en éperon et en tenaille dans l’armée romaine », MEFRA 116, 2004, p. 1001-1038.

[10]. Comme mise au point récente : D. Colling, « Spécificités des soldats originaires des provinces germaniques dans l’armée romaine impériale » dans C. Wolff, éd., Le métier de soldat dans le monde romain, Actes du cinquième congrès de Lyon, 23-25 septembre 2010, Paris 2012, p. 43-71.