Cet ouvrage, version remaniée d’un mémoire inédit soutenu à l’École Pratique des Hautes Études en 2013, dans le cadre d’une habilitation à diriger des recherches, offre une étude monographique des institutions politiques de la colonie fondée par Antoine en 42 a.C. à l’emplacement de la cité grecque de Philippes, en Macédoine orientale. Il se fonde sur le corpus des inscriptions grecques et latines de Philippes ayant trait à la vie publique, qui ont été publiées ou rééditées par les soins de l’auteur dans un volume séparé, paru en 2014 dans la collection des Études épigraphiques. Dans la synthèse qui exploite cette documentation, l’auteur entend éclairer à la fois le fonctionnement des institutions et la composition sociale du groupe des notables qui les font vivre. Il s’appuie pour ce faire sur le renouvellement de l’historiographie portant sur les colonies romaines d’Orient (auquel il a contribué en tant qu’éditeur d’un volume collectif), mais aussi, plus largement, sur les communautés locales dans l’Empire romain. Les analyses sont ainsi constamment nourries de comparaisons avec les autres colonies établies dans les provinces hellénophones (en Illyrie, Macédoine, Achaïe, Asie), mais également avec les municipes et colonies occidentales (qui livrent quelques précieux exemples de chartes de fondation) et avec les cités grecques qui forment l’environnement culturel dominant de la colonie. L’objectif est de saisir les particularités du faciès institutionnel et social de Philippes sur le fond d’un schéma colonial répondant à des normes communes.
L’ouvrage est divisé en trois grandes parties. Dans la première, intitulée « Le cadre formel et la constitution de la colonie », l’auteur étudie successivement les circonstances et les modalités de la fondation de la colonie par Antoine, puis de sa refondation, en 30 av. J.-C., par Octave (qui ne se contenta pas d’adjoindre de nouveaux colons, mais ordonna une nouvelle déduction, annulant et remplaçant la première), le nom officiel de la colonie et les variantes dans ses appellations usuelles (en latin et en grec), la tribu des colons (majoritairement inscrits dans la tribu Voltinia, mais conservant parfois leur tribu d’origine lors d’une installation postérieure à la fondation), la diffusion respective du latin et du grec, en particulier dans les documents officiels, et enfin la formation et la gestion du territoire colonial. La deuxième partie, « Les institutions et les magistratures : aspects de la vie publique d’une colonie romaine d’Orient », examine les témoignages concernant les principaux organes de la vie politique (populus et ordre des décurions) et les diverses charges publiques (magistratures, munera, curatelles et prêtrises), en tentant de faire la part des usages propres à Philippes dans l’organisation du cursus honorum et le recrutement des décurions. Le collège des sévirs augustaux et l’ordo Augustalium sont également étudiés dans cette partie, en tant que corps constitué participant à la vie publique, ainsi que le groupe des appariteurs et esclaves publics secondant les magistrats dans leurs fonctions. La partie se clôt sur l’examen des rares titres honorifiques attestés dans la colonie, puis des trois curatores rei publicae donnés à Philippes dans le courant du IIe s., à un moment où la cité éprouvait probablement des difficultés financières, dues à l’ambitieux programme de réaménagement du centre urbain entrepris à la même époque. Un appendice, placé entre les deuxième et troisième parties, est consacré à la littérature néo-testamentaire comme source sur les institutions de Philippes et analyse en ce sens plusieurs passages des Actes des Apôtres et de l’Épître de Paul aux Philippiens.
La troisième partie, enfin, étudie de plus près « la société des notables à Philippes ». Après une brève discussion sur la terminologie pertinente pour appréhender ce groupe social, l’auteur privilégie la notion d’élite civique pour désigner les individus ayant accédé à l’ordo decurionum et/ou aux magistratures, mais inclut également dans son étude les membres des ordres équestre et sénatorial, les soldats et les sévirs augustaux. Il tente de mettre en lumière l’origine géographique des colons (qui ne peut être déduite, dans presque tous les cas, que de l’onomastique, avec les limites que cela impose), leur mobilité dans la région et au-delà, le nombre et la place des notables d’ascendance pérégrine ou affranchie, ainsi que les types de carrières qui s’offrent aux notables en fonction de leur origine géographique et ethnique. Les thématiques de la mobilité et des formes de participation à la vie publique sont ensuite interrogées à partir de l’étude du groupe des soldats, que Philippes continua à recevoir sur son territoire bien après sa fondation, tout en fournissant à l’armée romaine un nombre important de recrues : avec une quarantaine de soldats dont l’origine philipienne est certaine ou très probable, la colonie est la communauté locale de Macédoine qui contribua le plus aux rangs de l’armée. Le nombre de chevaliers originaires de Philippes est lui aussi élevé (une vingtaine), bien supérieur à ce que l’on peut observer dans les autres colonies romaines d’Orient, y compris à Corinthe. La seule colonie qui peut se comparer à Philippes de ce point de vue est Antioche de Pisidie. Mais si le nombre de chevaliers est comparable dans les deux colonies, ils se différencient par le succès de leur carrière : alors qu’à Antioche, plusieurs chevaliers accèdent à des procuratèles, à Philippes ils ne dépassent pas, sauf exception, le stade des milices équestres. Le fait que Philippes n’ait donné qu’un seul sénateur (qui, en outre, ne descendait pas des colons italiens mais faisait partie d’une famille de l’aristocratie thrace ayant reçu la ciuitas d’Auguste) confirme que les notables de la colonie manquaient de l’assise économique nécessaire à de brillantes carrières impériales. L’étude des liens que la colonie entretenait avec la famille impériale achève de prouver que, si elle ne manqua pas (comme il était attendu de toute colonie) de témoigner sa loyauté à l’empereur par diverses marques d’honneur (cultes, dédicaces de monuments, statues honorifiques), elle ne réussit visiblement pas à tisser avec les autorités impériales les relations privilégiées qui permirent à d’autres communautés de se distinguer à l’échelle de l’empire.
L’ouvrage, rédigé dans une langue limpide, suit un plan analytique qui, s’il conduit parfois à des répétitions (la même inscription ou la même carrière étant commentée à plusieurs reprises, sous des angles légèrement différents), a le mérite de permettre une circulation aisée entre les chapitres et les sous-parties, que le lecteur peut consulter séparément, en fonction de ses centres d’intérêt. Une difficulté que l’on peut éprouver en revanche tient au choix de deux publications distinctes pour le corpus des inscriptions et la synthèse qui en résulte : les inscriptions ne sont pas reprises dans le volume de synthèse, qui se contente de renvoyer aux numéros du corpus, ce qui génère parfois des frustrations voire limite le profit que l’on peut tirer des analyses proposées. La meilleure solution consiste alors à se procurer le corpus et s’y reporter si besoin au fil de la lecture. On peut encore exprimer le regret que les indices, qui se déclinent en un index des sources, un index géographique et un index des matières, n’intègrent pas les noms de personne, ce qui aurait permis de retrouver plus facilement les individus dont les carrières sont commentées. Certes, les annexes (qui comportent en outre de très utiles cartes et plans, ainsi que des addenda et corrigenda au corpus des inscriptions) offrent une liste alphabétique des individus étudiés, avec le rappel de leur carrière, mais cela n’équivaut pas à un index. Cette liste aurait par ailleurs gagné à être numérotée (afin que l’on puisse saisir en un coup d’œil le nombre d’individus concernés) et surtout davantage exploitée dans le cours de l’étude. Elle offre en effet un arrière-plan quantitatif indispensable aux nombreuses analyses portant sur des fonctions particulières.
Ainsi, le décompte précis du nombre de questeurs, d’édiles, de duumvirs et de duumvirs quinquennaux attestés dans la documentation n’est précisé qu’incidemment, en note de bas de page (n. 272 p. 166), alors que ce type d’information est crucial pour apprécier les divers résultats obtenus – faute de quoi un certain flou s’installe dans les commentaires. De fait, alors que dans la note sus-mentionnée, l’auteur signale 19 occurrences de l’édilité, le tableau p. 145 (qui aurait lui aussi pu être numéroté, comme tous les tableaux du même type, afin d’éviter au lecteur curieux de compter à la main le nombre de lignes) ne donne que 15 exemples d’individus attestés comme édiles, dont 8 sont également attestés comme duumvirs. L’auteur en conclut que « la plupart des édiles philippiens dont on connaît la carrière dans son intégralité parvinrent par la suite au duumvirat ». En réalité, les effectifs sont un peu faibles pour que cette conclusion soit parfaitement étayée : dans les 7 inscriptions où les carrières sont incomplètes (auxquelles il faut peut-être ajouter les 4 cas qui semblent manquer pour arriver au total de 19), il est peu probable qu’il n’y ait aucune mention de duumvir, mais guère plus probable (en termes statistiques) qu’il y en ait partout. On peut néanmoins s’accorder sur l’usage de l’expression « la plupart », à la fois vague et prudente. Les formulations employées sont plus contestables dans l’étude du titre munerarius : l’auteur écrit p. 170 que « les duumvirs furent, dans la colonie, presque tous qualifiés de munerarii », fournissant à l’appui de cette affirmation un tableau qui recense les inscriptions où ce titre apparaît (17 au total). Or, si les munéraires sont en effet très souvent duumvirs (13 sur les 17 cas recensés), l’inverse ne me semble pas prouvé : bien que l’auteur soutienne que « les cas où le titre de munéraire manque dans la titulature des duumvirs sont minoritaires, du moins pour les magistrats dont les carrières nous sont connues dans leur intégralité », il renvoie en note à 8 ou 9 inscriptions où ce titre manque. Si l’on rapporte ce nombre aux cas où le titre apparaît en lien avec la fonction de duumvir (13), mais surtout au total des occurrences de duumvirs (36, selon le décompte des diverses magistratures donné à la n. 272 p. 166), il semble difficile de maintenir que « presque tous » les duumvirs sont également munéraires. Par ailleurs, la question de savoir dans quelle mesure les inscriptions nous livrent des carrières complètes ou, au contraire, nous donnent à voir des individus à des moments variables de leur cursus (qu’ils ont donc pu poursuivre sans que nous en ayons trace) a évidemment une incidence sur l’interprétation des données. L’auteur aborde brièvement cette question épineuse (p. 270) sans toujours en tirer les conséquences dans ses analyses. Sans multiplier les exemples, on peut souligner qu’une prise en compte plus systématique de l’arrière-plan que constitue la documentation (en particulier du nombre total d’individus qu’elle fait connaître, du nombre de fonctions attestées pour chaque individu, mais aussi de la distribution typologique des inscriptions) aurait permis de préciser et de nuancer certains constats.
Globalement toutefois, les conclusions de l’ouvrage emportent l’adhésion. Très clairement résumées à la fin du volume, elles donnent une image vivante et précise de la vie publique de la colonie. On n’en retiendra ici que quelques aspects. Tout d’abord, si les institutions de Philippes apparaissent conformes au modèle fourni par les lois coloniales, des particularismes locaux se font sentir dans leur mise en œuvre. Ainsi, la mention du rang de décurion est plus fréquente que la norme et semble renvoyer, dans une partie des cas, à des cooptations, sans exercice préalable d’une magistrature. La questure n’occupe pas de place fixe dans le cursus honorum, mais est exercée tantôt juste après l’accès à l’ordre des décurions, par des individus cooptés et dont la carrière ne paraît pas se poursuivre au-delà, tantôt avant le duumvirat, tantôt après ; elle semble être considérée comme une liturgie plutôt que comme une magistrature, même si elle est vraisemblablement pourvue annuellement. Les ornements de décurions, qui dans d’autres colonies sont accordés prioritairement à des affranchis ou des incolae, sont attestés à Philippes pour de jeunes enfants ou pour des notables qui ont fait carrière ensuite et sont entrés au Conseil de plein droit. Le décurionat honoraire aurait ainsi servi à « présélectionner l’élite civique en identifiant les individus susceptibles de revêtir une magistrature » (p. 142). Cette élite civique apparaît par ailleurs marquée par « un fort conservatisme social, linguistique et culturel » (p. 324). Elle est constituée de familles descendant des premiers colons, suffisamment nombreuses et aisées pour assurer l’essentiel des charges publiques, sans avoir recours à l’itération. Elle reste très attachée à son identité italienne, ce qui se traduit notamment par le maintien prolongé du latin comme langue officielle (jusqu’au début du IIIe s., là où d’autres colonies ont introduit le grec dans le courant du IIe) et par l’absence de magistratures inspirées du modèle civique grec telles que la gymnasiarchie ou l’agonothésie. Cette résistance aux influences grecques s’explique par une série de facteurs, dont la position de Philippes sur la via Egnatia, qui offre une liaison directe avec l’Italie, l’afflux régulier de soldats venus s’installer dans la colonie, la perméabilité au latin d’une population thrace incomplètement hellénisée au moment de la fondation.
Pour finir, on saluera l’attention très fine portée aux formulaires et à leurs variantes, ainsi que l’intérêt des nombreuses analyses de détail, fondées sur une connaissance intime non seulement du corpus de Philippes, mais de la documentation relative aux colonies en général. Le travail fourni par l’auteur (pour la publication des inscriptions comme pour leur commentaire historique) aboutit à un ouvrage de référence pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des colonies romaines et, plus largement, à celle des relations entre Rome et le monde grec aux époques triumvirale et impériale.
Anna Heller, Université de Tours – CeTHiS (EA 6298)
Publié dans le fascicule 2 tome 121, 2019, p. 562-565