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Looking at Bacchae, édité en 2016, fait suite à Looking at Lysistrata, publié en 2010 et à Looking at Medea, en 2014, recueil d’articles qui offrent diverses approches de ces pièces du répertoire grec de l’Antiquité classique. Ces trois ouvrages sont dirigés par David Stuttard, historien et dramaturge, mais aussi directeur d’une troupe : « Actors of Dionysos ». Les douze articles sont rédigés par des universitaires anglo‑saxons, à l’exception de Ioanna Karamanou. Deux d’entre eux ont précédemment proposé un commentaire des Bacchantes, Richard Seaford en 1996 et Sophie Mills en 2006. L’éditeur Stuttard présente en introduction les différents articles. L’ouvrage se termine par sa propre traduction faite en 1999 en vue de la représentation des Bacchantes par sa troupe. Il n’est donc guère étonnant qu’il pense toujours à l’effet scénique au moment où il traduit. Les contributeurs recourent à cette traduction. La personnalité de David Stuttard a sans doute conduit les intervenants à insister sur le côté spectaculaire et théâtral des Bacchantes. Ce choix permet souvent de sortir des nombreuses impasses sur le but poursuivi par Euripide dans cette pièce qui reste énigmatique.

Vraisemblablement écrite lors du séjour macédonien du poète à la cour d’Archélaos, en Macédoine, montée à Athènes dans le théâtre de Dionysos après sa mort, (après 406 av. J.‑C.), elle a été jouée en même temps qu’Iphigénie à Aulis et Alcméon à Corinthe. Edith Hall (p. 17), en quête de la « performance » originale, cherche, de manière quelque peu périlleuse, des échos possibles entre les trois acteurs qui se répartissent les différents rôles dans ces trois tragédies et l’effet culminant qu’a pu produire la troisième pièce, les Bacchantes, à supposer que l’ordre indiqué par le scholiaste au v. 67 des Gr. soit le bon. Ioanna Karamanou tente, elle, un rapprochement thématique entre les Bacchantes et les deux autres pièces de la trilogie et le trouve dans le désastre qui frappe chacune des trois familles royales, ce qui nous paraît un peu général.

Quelques intervenants, comme Karamanou (p. 44-45), s’intéressent avec raison à la transmission du texte, aussi obscure que la tragédie elle-même. Le problème que pose celle-ci reste en effet irrésolu : transmise seulement par les deux manuscrits de la seconde famille, sans scholies – le Laurentianus 32, 2 et le Palatinus 287 –, elle n’a pourtant pas un titre commençant par les lettres allant de ε à κ – ce qui est le cas de toutes les autres pièces de cette famille, qu’on prenne le titre habituel de Bacchantes ou celui de Penthée donné par le manuscrit de Florence. Pour autant, la placer dans le choix de la première famille relève d’un coup de force. Quoi qu’il en soit, un seul manuscrit, celui du Vatican, le Palatinus dit P, possède le texte entier, nonobstant une importante lacune que déplorent nombre d’intervenants (Garvie, p. 120 ou Mills, p. 145) car elle se situe à un moment-clé, après le v. 1395, quand Agavé, revenue à la raison, se lamente sur son fils. La lacune touche aussi le début de la tirade que délivre Dionysos ex machina. Pour les lamentations d’Agavé, nous pouvons en avoir quelque idée grâce au Christus Patiens, centon attribué par la tradition à Grégoire de Naziance. Mais les premières paroles de Dionysos en tant que dieu – et non plus déguisé en homme – semblent irrémédiablement perdues.

Cette pièce troublante (p. 1), passionnante (p. 59) et terrifiante (p. 92) est encore aujourd’hui « problématique » (p. 59) et continue à diviser ou à interroger les commentateurs, comme le montre la variété des points de vue adoptés dans les douze articles. Mais n’est-ce pas le propre de toute grande œuvre, comme le note Stuttard dans son introduction, p. 6 ?

David Kovacs et Richard Seaford s’intéressent en priorité à l’aspect religieux de la pièce. Kovacs, l’éditeur du poète tragique dans la collection Lœb, n’hésite pas à affronter à nouveaux frais le délicat problème des croyances d’Euripide dans un article intitulé « New Religion and Old in Euripides’Bacchae » (p. 97-108). Contestant la réputation d’athéisme qui lui est associée depuis Aristophane, il en fait un auteur intéressé non seulement par la religion dionysiaque, mais par la religion en général (« In mythical terms, a person like Pentheus is a theomachos, a fighter against a particular god. But E. has broadened so that it means a man at war with religion. », p. 102). E. s’en prendrait aux idées des sophistes (« It is a piece designed to resonate with the controversies of the poet’s own days », p. 102). Ses analyses font ainsi fi de l’originalité de la pensée d’E. qu’il rapproche de celle d’Hérodote et de Sophocle, faisant des dieux les garants de Nomos (p. 105). Aucun des autres auteurs ne s’engage dans cette voie ou n’évoque la prétendue « palinodie » d’E., sauf pour rappeler les anciennes controverses suscitées par la pièce (Roisman, p. 130).

Seaford centre, lui, son article, « Mysteries and Politics in Bacchae » (p. 83-90) sur les mystères dionysiaques. Il insiste d’emblée sur la distance nécessaire qui sépare le lecteur/spectateur d’aujourd’hui du public athénien du Ve siècle av. J.-C. Cette distance est trop souvent mise entre parenthèses au profit d’interprétations artificiellement modernes. La dimension historique ne doit pas en effet être systématiquement négligée. Les « mystères » antiques ne sont pas seulement « mystérieux » au sens moderne du terme. Seaford note p. 83 : « Ils (sc. les mystères) ont un but spécifique. L’initiation mystique est une répétition en vue de la mort qui assujettit les futurs initiés (« initiands ») à des souffrances individuelles, à la peur de la mort, et enfin à une conclusion heureuse ». C’est ce culte mystérique (v. 20 τελετάς) que Dionysos entend apporter à Thèbes. Selon Seaford, la méconnaissance de ce point central a entraîné bien des erreurs dans la compréhension de l’œuvre, par exemple dans la scène où Penthée tente d’emprisonner l’« Étranger », c’est-à-dire le dieu qui s’est fait homme. L’auteur retrouve dans cette scène les différentes étapes de l’initiation, notées par exemple dans le fragment 178 de Plutarque qu’il cite en traduction (p. 85-86) : sueur, courses en tous sens, anxiété, épuisement, obscurité suivie d’une lumière aveuglante, comme celle que perçoivent les bacchantes, après un moment de doute (Bacc., v. 607-608). Cette analyse le conduit à voir en Penthée un homme isolé et anxieux qui résiste de toutes ses forces à la divinité, et qui n’obtient ni le salut, ni la félicité attendant celui qui entre dans la communauté des initiés. Il peut ainsi conclure (p. 87) : « The experience of Pentheus is confined to expressing the negative phase of the ritual ». Dans la dernière partie de son article, Seaford met l’accent sur la dimension politique du rituel qui soude la communauté, et il finit par rejoindre ceux qui, à toute force, veulent dégager la modernité de l’œuvre, en faisant de Penthée un hyper-individualiste, sans aspirations spirituelles. Cette interprétation nous semble aussi avoir des limites et nous préférons revenir à l’opposition traditionnelle, plus théâtrale, parce que plus conflictuelle, entre un Penthée, rationaliste borné, et les autres personnages pleins d’une foi proche du fanatisme, grille de lecture qui, elle aussi, peut trouver une résonance dans la période troublée que nous traversons (voir infra la conclusion de Carey).

Les autres contributeurs, plus conscients de la polyphonie théâtrale (Carey, p. 72-73), où la richesse du texte provient de la multiplicité des « voix », adoptent des points de vue moins tranchés. Rosie Wyles commence son article « Staging in Bacchae » (« Théâtralité dans Bacc. ») (p. 59-70) – en faisant le point sur les deux tendances actuelles de la critique qui dominent l’étude de cette pièce : celle de Seaford, qui insiste sur les mystères dionysiaques (voir supra) et celle de Segal, qui s’intéresse davantage à la métathéâtralité dans la pièce, Dionysos étant, comme chacun sait, le dieu des métamorphoses et du théâtre. En disciple de Segal, Rosie Wyles suit cette piste sans pour autant négliger l’apport d’une approche plus ritualiste, les deux n’étant pas antithétiques puisque la critique anglo-saxonne se plaît à voir dans la « performance » théâtrale, une forme de « performance » rituelle. Elle renvoie d’ailleurs plusieurs fois à Seaford et reconnaît sa dette envers lui. À la suite de Foley, elle étudie le rôle de metteur en scène que s’arroge Dionysos. Déguisé en homme, il donne ses instructions au chœur (v. 55-63) ; rival sur la scène de son cousin Penthée, il le déguise en bacchant pour mieux le conduire à sa perte. Dans cette étude sur la théâtralité, elle prend en compte la dimension symbolique des deux éléments du décor devant lesquels se déroule l’action : l’autel de Sémélè, la mère de Dionysos, une des filles de Cadmos et d’Harmonie, représente « le symbole visuel de la puissance divine » (p. 62), alors que le palais royal figure le pouvoir politique de Penthée, le fils d’Agavé, une autre fille de Cadmos. Au cœur de la pièce, le palais est malmené par un tremblement de terre et un incendie, un moment sans doute très spectaculaire fait de bruit et de flammes. Même si les représentations avaient lieu de jour et si les moyens techniques étaient limités, l’effet ne devait pas se limiter aux paroles, laissant travailler la seule imagination du spectateur. Wyles interprète cet épisode central comme le prélude visuel à l’élimination totale de la famille royale : Penthée a été déchiqueté, Agavé et Cadmos partent en exil. À la fin, le palais, centre politique, est vidé de ses occupants par le dieu tout-puissant qui n’a pas été reconnu par les siens. L’aspect spectaculaire, visuel, de la pièce est ainsi nettement mis en évidence dans cet article de Wyles.

Chris Carey propose un autre angle d’attaque : il choisit d’entrer dans Bacc. par une étude du chœur (« Looking at the Bacchae in Bacc. », p. 71-82). Cette pièce, par l’importance qu’y occupe ce chœur de bacchantes, va en effet à contre-courant de la tendance générale de la tragédie qui vise à son effacement à la fin du Ve siècle. Composé de quinze femmes lydiennes, suivantes de Dionysos, il incarne pour Carey, l’aspect oriental du dieu et exalte son culte. Ces femmes assument la face étrangère du culte bachique par leurs costumes : elles sont vêtues de nébrides (peaux de faon), portent le thyrse, bâton entouré de lierre, et elles sont couronnées de lierre. Leur musique et leurs danses dénotent leur exotisme : elles jouent du tambourin (τύμπανα), et le mode ionien (deux brèves suivies de deux longues) domine leurs chants. « The chorus is not merely the voice of bacchism but also its visual manifestation » (p. 79). Pour Carey, ces femmes lydiennes représentent le côté sauvage du culte, elles font office de transition entre ce qui se passe sur scène et ce qui se déroule sur le mont Cithéron où les femmes thébaines sont en transe, possédées par le dieu (« The chorus brings the mountains into the theatre space », p. 80). Elles permettent aussi, selon lui, de faire ressortir la solitude de Penthée, seul à résister au « nouveau » dieu, au nom de la raison (p. 73). Toutes ces analyses du rôle du chœur l’amènent à une conclusion valide pour l’ensemble de la pièce : « This is not just a play about cult and its acceptance or resistance. It is about the duality of human nature », c’est-à-dire le danger d’une approche purement rationnelle du monde, mais aussi a contrario le danger de céder aux passions sans limites (p. 81-82). Nous partageons pleinement cette conclusion.

L’article le plus original, celui de Betine van Zyl Smit, conclut le recueil, en faisant le point sur les dernières représentations, ou plutôt adaptations, les plus remarquables de la pièce depuis les années 1970. Dionysos a d’abord été vu comme le vecteur de la libération sexuelle de ces années-là, dans la mouvance du Living Theatre, les bacchantes invitant les spectateurs à se dévêtir et à partir en procession-manifestation dans la rue à l’issue du spectacle Dionysos in 69, produit à New-Yok par Richard Schechner. Dans The Bacchae of Euripides sous-titré Rite de communion (A Communion Rite), l’écrivain nigérian, prix Nobel en 1986, Soyinka, s’est lui emparé du texte d’Euripide pour l’adapter au contexte post-colonial de son pays : Penthée prend la place des dictateurs africains, face à Dionysos dont bien des traits sont empruntés à une divinité africaine, « the Yoruba god Ogun », représentant les forces de vie. Ce « nouveau » dieu et le chœur des esclaves qu’il a ajouté suggèrent une libération possible, sociale et politique, des Africains. « His aim was to rewrite Euripides’ tragedy in a different way with references to his African roots » (p. 153). Roy Sargeant, qui a mis en scène le texte d’Euripide en 2002 au Cap, en Afrique du Sud, a cherché à se détacher de ces réinterprétations modernes (« The director maintained that he wanted to stay as true as possible to the original Greek style of performance. » p. 159) et est revenu à une lecture plus mesurée, laissant le spectateur libre de ses conclusions. Ce texte si riche n’a pas, selon lui, besoin d’une interprétation monolithique qui le fige dans un contexte donné. Sans doute est-ce là la meilleure conclusion qu’on puisse tirer de ce recueil d’articles, même si les réécritures du texte d’E. dans des contextes très différents, tant sur le plan géographique que culturel, ont le mérite de montrer sa vitalité, 2500 ans après sa création !

Tous les auteurs (p. 37, 93, 106 ou 141 où Mills parle de la « fatale question » posée par Dionysos à Penthée) insistent sur le vers 810 qui fait pivoter la pièce : c’est le moment où Penthée, qui jusque-là voulait attaquer militairement les bacchantes thébaines sur le mont Cithéron, va accepter de se déguiser en ménade pour mieux les épier, ce qui va entraîner la catastrophe. Beaucoup d’articles font aussi référence à la scène où « l’Étranger » prépare Penthée à la mort, en arrangeant ses boucles, en lui mettant en main le thyrse, scène « inoubliable », (Hall, p. 11), où Penthée frise le ridicule, mais son supplice prochain empêche un rire franc. « A big laugh (traduction du πολὺν γέλων du v. 250), Horrid Laughter in E.’ Bacchae », l’article de James Morwood (p. 91-96), s’il est le plus bref, n’est pas le moins suggestif. Morwood sort de la dichotomie sans issue comédie/tragédie, en montrant comment ces rires, prélude au démembrement du fils d’Agavé par sa propre mère, n’ont rien à voir avec le ton léger de la comédie. La progression qu’il propose « from the affectionate comedy of Tiresias and Cadmus in the first episode through the black humour of the cross-dressing scene to the extinction of laughter in the Cadmus/Agave scene » permet l’insertion du rire grinçant à l’intérieur de toute la tragédie. Les rapprochements qu’il opère avec le théâtre élisabétain sont éclairants et vont dans le même sens que Hall (p. 25) qui voit dans Bacc. un avant-goût du théâtre de la Cruauté tel que l’a défini Artaud.

Son aspect « baroque » explique que la pièce, après avoir connu un grand succès dans toute l’Antiquité, ait été délaissée jusqu’à ce que les recherches théâtrales des années 1950-60, sujet de l’article de van Zil Smit, permettent de l’apprécier à nouveau. Ce regain d’intérêt a été aussi favorisé par le commentaire très approfondi de Dodds qui fait toujours autorité depuis 1943. La scène la plus horrible est celle du dénouement, quand Agavé redescend de la montagne avec la tête de son fils fichée sur son thyrse, c’est-à-dire le masque de l’acteur qui jouait Penthée (sur ces jeux de masques entre Agavé et Penthée, voir Wyles, p. 68-69). Obstinément la mère croit qu’elle tient la tête d’un lion et ce n’est que progressivement qu’elle revient à la raison, aidée par Cadmos dans une scène que Devereux (JHS 1970) a comparée à une cure psychanalytique. Hall rappelle, quant à elle, une anecdote rapportée par Plutarque dans la Vie de Crassus : la tête de Crassus, tué par les Parthes en 53 av. J.-C., a servi à une représentation des Bacc. en ce lieu barbare, et celui qui l’avait tué a voulu s’emparer du rôle de l’acteur qui jouait Agavé, pensant que ce trophée lui revenait de plein droit. La réalité historique se mêle alors à l’horreur dramatique. Cette mise en scène effrayante de la cruauté vise-t-elle à montrer la fragilité humaine face à la toute-puissance des dieux ou, au contraire à dénoncer la vengeance divine qui ne connaît pas de limites ? La question reste ouverte.

Le v. 1348 attribué à Cadmos par les manuscrits (Grégoire suit, lui, Elmsley et l’attribue à Agavé) est plusieurs fois sollicité et Sophie Mills commence son article (« The Grandsons of Cadmus ») par cette citation : ̓Οργὰς πρέπει θεοὺς οὐχ ὁμοιοῦσθαι βροτοῖς. « Gods should not have passions that men do ». (Les dieux ne devraient pas avoir les mêmes passions que les hommes.), la mettant en parallèle avec le v. 120 d’Hippolyte. Roisman, dans « Bacchae, a Revenge Play » et Mills, dans une approche plus thématique, comparent la vengeance d’Aphrodite dans Hippolyte et celle de Dionysos, notant qu’Aphrodite manipule les hommes de loin, alors que Dionysos est un protagoniste de l’action. Les deux auteurs indiquent aussi dans Bacc. une progression dans l’incompréhension et l’horreur, par rapport à Hippolyte. Elles s’interrogent toutes deux sur la spécificité de la vengeance de Dionysos et finalement, elles ne considèrent en rien la pièce comme un hymne à Dionysos, étant plus sensibles à la douleur des hommes, victimes du dieu.

Mills cherche ce qui oppose le dieu et son cousin Penthée, mais aussi ce qui rapproche ces deux parents, les deux petits-fils (« grandsons ») de Cadmos : « Dionysos shares many of his characteristics. He too is absolute in his treatment of the world around him » (p. 135). En fait ils partagent la même violence, le même vocabulaire, notamment dans leur mutuelle accusation d’hybris. Mais cette apparente égalité masque un profond déséquilibre, car la puissance du dieu est infinie et broie l’homme. Cadmos pourtant accepte mal cette « leçon » et Agavé, à la suite de cette atroce vengeance du dieu, reste sourde aux appels du dionysisme (v. 1383-1387 et infra la conclusion de Sommerstein). Loin d’avaliser la thèse de la démonstration de la toute-puissance divine, Mills parle de « victoire à la Pyrrhus », victoire qui a coûté très cher et n’est pas à la gloire du dieu (p. 146).

Le dieu en personne manipule donc le malheureux Penthée, dont le sort divise les commentateurs : pour les uns, comme Roisman (p. 124-125), il est une victime pitoyable, pour les autres son arrogance et son aveuglement lui valent une telle punition (voir Kovacs qui cite le v. 995 où Penthée est accusé par le chœur d’être ἄθεος, ἄνομος, ἄδικος « the godless man, the lawless man, the man who knows no justice » et, de ce fait d’être justement puni). La pitié à son égard, sentiment tragique par excellence, nous semble certaine, compte tenu du jeu avec son nom : dans Penthée, Euripide fait résonner πένθος : la douleur (voir la prévision sinistre de Dionysos au v. 508 et la tirade de Cadmos commençant par ce nom commun alors que la tragédie est déjà accomplie, v. 1244).

Cependant, Euripide n’a pas totalement innové en exploitant ce mythe du démembrement de Penthée par sa mère. Des vases du VIe siècle attestent déjà la circulation de cette histoire (voir la couverture de l’ouvrage) et Sommerstein fait le point sur la dette d’Euripide envers son célèbre devancier dans « Bacchae and Earlier Tragedy » (p. 29-41). Il rappelle que nous avons des fragments issus de deux tétralogies eschyléennes traitant de Dionysos et de son culte. La première comprend Les Archères (Τοξότιδες) avec comme figure centrale Actéon, le fils d’Autonoé, une autre fille de Cadmos, aux prises, lui, avec Artémis et dont l’histoire est évoquée à quatre reprises dans Bacc. pour annoncer le sort réservé à son cousin Penthée (v. 230, 337-340, 1227‑28 et 1291). La deuxième pièce, Sémélè ou les Porteuses d’eau, traite de la naissance difficile de Dionysos, la troisième étant les Xantriai, ces femmes qui cardent la laine, mais la laine doit être ici la chair de Penthée (p. 30) ! L’autre tétralogie, connue sous le titre de Lycurgie, est attestée par Aristophane aux v. 134-135 des Thesmophories et la scholie à ces vers apporte quelques précisions : Lycurgue, roi des Édoniens, refuse obstinément, comme Penthée, l’introduction du culte dionysiaque en Thrace et reçoit pour cela son châtiment : devenu fou, il tue son propre fils Dryas, croyant couper un cep de vigne. « Pour une très grande part, écrit Sommerstein p. 39, Bacc. sont faites d’un matériau recyclé, mélangé, réarrangé et parfois modifié, provenant d’au moins trois pièces d’Eschyle ». Mais Sommerstein met au compte de notre auteur le coup de maître du v. 810 (voir supra) et le pathétique du finale. Il termine en qualifiant d’assurément euripidéens les derniers mots d’Agavé qui, envers et contre tout, persiste à méconnaître le Cithéron et le thyrse.

On le voit, Euripide n’a pas emprunté le premier ce chemin de la vengeance effrénée du dieu du vin, de l’ébriété et de la folie. Mais il a dû épaissir le mystère qui entoure ce dieu ambivalent, à la fois masculin et efféminé, étranger et thébain, prônant la sagesse et la folie, se revendiquant doux et violent pour les hommes (v. 860-861). Ces paradoxes relevés par Garvie (p. 109 sqq) sont aussi énumérés dès le début du recueil par Hall : « Dionysos confounds reason, defies categorization, dissolves polarities and inverts hierarchies …» (p. 12).

Somme toute, ce recueil d’articles, s’il n’ouvre pas de perspectives radicalement nouvelles, est stimulant et donne envie de retourner au texte d’Euripide, souvent étudié de près. Il est cependant regrettable qu’aucune référence ne soit faite aux travaux de Vernant ou de Detienne. Nous pensons surtout à l’article de Vernant de 1985 : « Le Dionysos masqué des Bacc. » qui méritait d’être signalé, car il soutient bien des analyses proposées, mêlant étroitement connaissance du dionysisme et jeu théâtral, à moins que Wyles considère que Vernant s’est limité à utiliser l’étude antérieure de Segal, Dionysiac Poetics and Euripides’ Bacchae. Il est à noter qu’une des rares coquilles porte sur le nom de l’helléniste français (p. 158). Malgré cette réserve, nous retenons de ce livre la multiplicité des approches, toutes intéressantes, même si un regard littéraire, et avant tout théâtral, nous semble toujours le plus fructueux.

Christine Amiech